L'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) a confirmé, après les dernières mises à jour des votes et un dépouillement de plus de 89% des procès-verbaux, que le candidat indépendant Kaïs Saïed est bien en tête du classement, avec 18.8% des voix, suivi du candidat du parti Qalb Tounès, Nabil Karoui, avec 15.7% des voix. Vient ensuite le candidat de Ennahdha Abdelfattah Mourou, avec 12.8% des voix dont le résultat confirme le recul du parti islamiste qui est, avec le syndicat UGTT, la seule organisation conséquente sur la scène politique tunisienne, Nidaa Tounes n'ayant pas survécu au choc des ambitions et des rivalités apparues après le triomphe de Béji Caïd Essebsi à la présidentielle de 2014. Le parti Ennahdha est en effet présent dans tous les gouvernorats ainsi que dans les 350 communes du pays. Patiemment, il a élaboré le maillage de tout le territoire mais, depuis deux ans, une lente érosion est apparue. Après avoir compté 1,5 million d'électeurs en 2011, il ne bénéficie aujourd'hui que de 500.000, dans le meilleur des cas ! Des sondages pour les législatives du 6 octobre prochain mettaient sans doute Ennahdha en tête, avec environ 63 sièges, suivi de Qalb Tounès, avec une cinquantaine d'élus. Mais il y a eu entre- temps le tsunami de la présidentielle qui induira obligatoirement des données surprenantes. Au profit de qui ? Le candidat majeur Kaïs Saïed n'a pas de parti et ne cache guère son rejet de l'Etat jacobin. Tahya Tounes, désemparé par un score qui sonne comme un cinglant désaveu du gouvernement Youssef Chahed, ne fait plus illusion. Reste Ennahdha, dans un contexte de dévastation partisane où les ego ont laminé les démarcations, avec son organisation et son chef de file candidat à Tunis. Mais Rached Ghannouchi, dont le fils et le gendre règnent sur Ennahdha au même titre que Hafedh Caïd Essebsi sur Nidaa Tounes, connaît déjà une vague montante de contestations, de sorte qu'il n'a plus droit à la moindre erreur. Si un autre ouragan venait à balayer les législatives, son parti ne sera plus à l'abri d'une grave scission et le procès de ses méthodes et de sa gestion depuis 2011 deviendra inévitable. L'exemple de Nidaa Tounes dont l'autodestruction a entraîné les résultats du 15 septembre pour la « famille » centriste est dans tous les esprits. Il ne saurait en être autrement pour l'entourage de Rached Ghannouchi et pour Ennahdha où les voix des mécontents commencent à monter crescendo. Dans ce paysage politique traditionnel dévasté par les résultats du 1er tour de la présidentielle, la preuve étant faite d'un rejet des formations politiques par une bonne proportion de la moitié des électeurs tunisiens, au moins, se pose désormais la question du lendemain du 2ème tour. Si pour Nabil Karoui, les choses semblent a priori évidentes, il en va tout autrement pour l'inattendu Kaïs Saïed dont on voit mal comment il va s'acquitter de sa mission, une fois à Carthage. Il a beau promettre des changements radicaux, mais sur quel parti ou sur quelle coalition partisane pourra-t-il s'appuyer pour convaincre l'Assemblée des représentants du peuple ? Celle-ci, comme indiqué précédemment, sera émiettée entre différentes tendances et aucun parti n'y aura la majorité absolue. Si, avec Béji Caïd Essebsi, un deal a permis de réunir les élus de Nidaa Tounes, vainqueur des législatives de 2014, et ceux de Ennahdha, rien ne permet de penser que la donne sera identique dans quelques semaines. Huit ans après le Printemps arabe et les espoirs suscités par un vent de démocratie dont on connaît les conséquences pour tous les autres pays ( Syrie, Egypte, Libye ), la Tunisie est réellement à la croisée des chemins et ceux qui se frottent les mains en pensant que l'expérience démocratique est en bonne voie risquent de déchanter à tout moment. Les élections d'octobre prochain seront plus qu'un test, une véritable épreuve dont les conséquences ne manqueront pas d'impacter les autres pays arabes. Anticipant les évènements, les mêmes Etats qui agissent, plus ou moins hypocritement, en Libye et en Syrie tentent d'influencer la scène tunisienne, chacun suivant sa chapelle. Mais dans l'un et l'autre cas, il ne s'agit nullement de laisser l'expérience démocratique suivre son cours de long fleuve tranquille. Quitte à précipiter la Tunisie et son peuple dans de nouvelles affres sociales et politiques…