Pouvons-nous, avons-nous, les moyens de faire l'économie des événements de Kabylie? 26 ans après, la question reste d'actualité. Peut-on aujourd'hui, vingt-six ans après l'explosion du 20 avril 1980, comprendre ce qui s'est passé en Kabylie sans replacer l'événement dans le contexte national prévalant à l'époque et le (re)lier à une certaine régression de la pensée due à l'exclusivisme identitaire? De fait, la genèse de l'affaire remonte loin, et ses racines peuvent être rattachées à la problématique berbériste des années 20 et 40/50 avec un pic entre 1947 et 1948. Toutefois, ce n'est pas cette parenthèse de l'histoire et du mouvement national -que nous laissons volontiers à l'appréciation des historiens algériens- qui va retenir notre attention, mais le fait qu'après l'indépendance les autorités politiques du pays n'aient pas pu, ou su, prendre correctement en charge une demande mémorielle et identitaire qui n'est pas le propre de la Kabylie. L'Algérie, traversée qu'elle a été par de perpétuels mouvements de migration dans le sillage des colonisations qui ont marqué le pays, a été le réceptacle de l'apport de peuples qui sont venus s'amalgamer au peuple souche, le peuple amazigh. Certes, au cours des siècles l'Algérie a changé, mais son peuple, du fait même de cet apport extérieur -qui sous certains aspects a été profitable- n'est pas uniforme mais riche de sa pluralité identitaire. Cette pluralité identitaire, sinon niée, n'a pas été prise en charge -comme il convenait- par les autorités politiques qui laissèrent ainsi se gonfler le sentiment de marginalisation qu'éprouvaient ici et là des compatriotes. Or, des poches amazighes (‘'berbéristes'') importantes font souche en Algérie, pas seulement en Kabylie, mais aussi dans les Aurès, les Nememchas, le M'Zab, l'Ahaggar, le Chenoua, la région de Tlemcen et de Tiaret, la Petite Kabylie (Jijel, El Milia, Collo) qui toutes peu ou prou se revendiquent d'une mémoire ancestrale : celle des Amazighs. Or, cet aspect spécifique de l'identité nationale n'a pas été suffisamment pris en charge par les fameuses «constantes nationales» qui ont fait l'impasse sur cette partie de la mémoire et de l'identité nationales. Ce sentiment de marginalisation a été pour une grande part dans l'explosion des évènements en Kabylie un 20 avril 1980 à une époque où le parti unique a entrepris une reprise en main musclée de la société. L'Histoire ‘'officielle'' qui devait -aurait dû- unir ce peuple contribuait a contrario, quelque part, à diviser les Algériens exacerbant en revanche le sentiment de désocialisation ressenti notamment par la population kabyle. En réalité, c'est la manière même avec laquelle l'Histoire nationale a été écrite, ou on a voulu l'écrire, qui a semé les feux de la fitna, lorsque des pans entiers de l'histoire ancienne et récente de l'Algérie, singulièrement celle du mouvement national, ont été occultés voire détournés, comme ont été escamotés nombre d'hommes qui ont été derrière le soulèvement révolutionnaire du 1er Novembre 1954. Ce qui eut pour résultat le fait que la jeune génération des Algériens des années 90 n'a découvert un homme de la stature de Mohamed Boudiaf (alias Tahar El Watani) qu'en 1992. Une aberration qui fait suite à d'autres illogismes qui font que les premiers rois numides qui ont régné sur ce territoire qui s'appelle l'Algérie -il y a plus de 2500 ans- Massinissa, Jugurtha, (Syphax, Adherbal, Micipsa, et bien d'autres Aguelids amazighs attendent d'être réhabilités par l'Histoire nationale) ne sont rentrés que récemment dans l'historiographie nationale, quand des villes du pays auraient dû porter leurs noms, de même que devaient être réhabilités les responsables politiques du mouvement national, aujourd'hui disparus, sans que la nation ait pu leur rendre l'hommage qui leur revenait car -outre d'avoir écrit quelques-unes des pages les plus glorieuses de l'Histoire de l'Algérie- ils ont largement contribué à asseoir la mémoire collective de la nation algérienne qui se retrouve dans son pluralisme identitaire, devenu pour elle une force qui cimente le peuple, quand d'aucuns ont voulu en faire un élément de division. L'Histoire, source de la mémoire collective, appartient au peuple, et tant qu'on s'ingénie à officialiser la mémoire et l'Histoire nationale, il faut s'attendre à d'autres accès de fièvre. La crise kabyle ne s'explique pas autrement, car l'arabité, l'amazighité et l'islam qui constituent le ciment de la nation ne peuvent être pris séparément tant ils sont les véritables constantes de l'Algérie qui demandent à être pris sérieusement en charge par les autorités, pour éviter d'autres crises, de celle qui secoue la Kabylie que le pays ne peut se payer le luxe d'endurer encore longtemps.