L'Expression: Votre nouveau livre se penche et décortique près d'un siècle du parcours de la presse algérienne, pourquoi avez-vous choisi de vous étaler sur toute cette période au lieu de vous limiter à une période déterminée? Mohamed Koursi: Je me suis inscrit sur le temps long pour traquer, si je puis dire, la figure anthropologique du journaliste algérien. Comment le définir? On sait que la presse a été une importation coloniale et il a fallu un long processus d'appropriation pour voir émerger le journaliste algérien en tant qu'acteur. Lecteur passif d'une presse coloniale dans une langue qu'il ne maîtrisait pas au début, collaborateur «invisible» dans des pages marginales, journaliste, politiquement engagé, au tournant du Xxeme siècle, pour une citoyenneté indigène, nationaliste et révolutionnaire pour l'indépendance... sans occulter, bien sûr, le journaliste du parti unique à partir de 1962, du pluralisme médiatique, de la décennie rouge, et de la révolution du sourire. Comment tout ce cheminement irrigue la mémoire collective du journaliste de nos jours où l'information est au carrefour d'enjeux multiples à la fois nationaux et géostratégiques? Voilà pourquoi j'ai opté pour cette démarche. Mon livre s'ouvre sur les années trente du siècle dernier, cette décennie des partis politiques qui va labourer les consciences et préparer le brasier de novembre 1954, et se termine sur l'onde de choc internationale des «printemps arabes» et nationale, avec la révolution du sourire. Si vous deviez «diviser» l'histoire de la presse algérienne en trois ou quatre périodes importantes, lesquelles seraient-elles? Des historiens ainsi que de nombreuses thèses soutenues dans les universités algériennes se sont penchés sur cette question. On peut citer, cependant, les travaux de Zahir Ihaddaden qui plus est, a été un acteur sur le front de la communication durant la Guerre de Libération nationale. Il a divisé l'âge de la presse depuis son introduction en Algérie (c'est-à-dire de 1830) jusqu'à l'indépendance en tranches pédagogiques qui renvoient aux évolutions politiques. Une presse coloniale, indigénophile, assimilationniste, nationaliste et révolutionnaire. Je suis de la génération de l'indépendance et j'apporte modestement ma contribution à ces séquences en poursuivant cette méthode. Le journaliste algérien a été façonné par l'histoire (notamment celle de la Guerre de Libération nationale), formaté (par le parti unique), instrumentalisé par les forces du marché lors du «printemps de l'Algérie», désintégré par une décennie de terrorisme et, enfin, prolétarisé dans un processus toujours en cours. À cette aventure sur une soixantaine d'années depuis l'indépendance, correspondent des formes d'écritures journalistiques. Dithyrambique des années soixante-dix, passionnée et violente des années quatre-vingt, de recul et d'effacement à la fin du XXeme siècle et de remise en cause à l'aube du XXIeme siècle. Cette dernière étape, toujours en cours, est caractérisée par la crise du modèle économique des médias traditionnels. Il y a eu des périodes historiques de l'Algérie où des journalistes ont joué des rôles de premier plan à travers leurs écrits, ils étaient pratiquement des acteurs de la scène politique presqu'à part entière grâce à leurs prises de position et à l'influence qu'ils avaient sur le lectorat. Pouvez-vous développer cet aspect? Me reviennent à la mémoire les paroles de Aboubakr Belkaïd, qui fut plusieurs fois ministre, notamment ministre de la Communication et ministre de la Communication et de la Culture avant d'être assassiné par des terroristes en 1995. Il disait: «Quand on interroge les nombreux journalistes qui ont vécu les années soixante-dix, ils répondent que c'est la magie du projet socialiste qui leur inspirait ce qu'ils écrivaient.». L'Algérie était la Mecque des révolutionnaires et le journal El Moudjahid traduisait dans un style, à la fois percutant et poétique, l'ethos de l'Algérien que moins d'une génération séparait du colonialisme. Des journalistes de talents sillonnaient le monde surtout dans ses parties bouillonnantes et révolutionnaires (Amérique latine et Afrique) pour témoigner de l'attachement de l'Algérie à des principes énoncés dans ce premier communiqué de presse fondateur, à savoir la Proclamation du 1er novembre 1954 et même avant, lors de la conférence de Bandung. Des journalistes, porteurs d'une vision qu'ils traduisaient dans un style d'une rare élégance, ont pu côtoyer des chefs d'Etat et de leader entrés dans l'histoire. Certains ne sont plus de ce monde, d'autres vivants. J'en cite un grand nombre dans mon livre de cette ère des brasiers, pour paraphraser le poète cubain, José Marti. Un feu émancipateur qui a nourri des revendications politiques, sociales, nationalistes et que les journalistes algériens de cette période ont couvert de façon magistrale. C'était «L'heure de nous-mêmes qui avait sonné.» comme le disait Aimé Césaire. Mais, je précise que chaque période enfante quelques journalistes, femmes et hommes, qui donnent à cette profession ses lettres de noblesse. Il est impossible et inconcevable de passer sous silence l'engagement des journalistes durant la décennie noire. Par la plume, le son ou l'image, ils ont participé, activement, à bâtir un front contre les fossoyeurs et à briser le mur du silence érigé par quelques pays intéressés de nous considérer comme un laboratoire. Mon livre brosse le portrait de nombreux journalistes survivants ou emportés par la barbarie, de même que ceux de la révolution du sourire. Comment concilier les deux facettes du journaliste à la fois transmetteur de nouvelles et militant? Difficile en période de turbulences sociales. On a tendance à l'oublier, mais le journaliste est un acteur social, pas un acteur politique. Ses orientations doivent être inspirées par les valeurs de l'universalisme: paix, démocratie, liberté, solidarité, droits de l'homme... Il ne doit pas tromper ses lecteurs en présentant ses articles comme une information quand ils font la promotion d'intérêts catégoriels, ou partisans. Ne dit-on pas que le fait est sacré et le commentaire est libre? Mais en même temps, est-il juste un passeur de nouvelles émanant de plusieurs sources? Une sorte de joueur dans un match qui reçoit le ballon et le passe aux autres? Informer, c'est aussi mettre en forme, choisir certains mots et pas d'autres, un angle et pas un autre, certaines déclarations et pas d'autres, certaines questions et réponses et pas d'autres....tout un art. En conclusion, J'emprunte ma réponse à un natif de Blida, Jean Daniel: «Faut-il dire la vérité? Oui, assurément, mais pas n'importe comment, n'importe où, n'importe quand. Rien que la vérité? Sans aucun doute. Toute la vérité? Eh bien non! Je défie qui que ce soit de me prouver qu'il n'a jamais tenu compte des intérêts de sa famille, de son entreprise, de son avenir. Alors, pourquoi ne tiendrait-on pas compte de sa société, de sa nation, des intérêts de la République, des idéaux de l'humanité?» La mondialisation force les portes de tous les foyers à travers la planète. Mais, au sommet, seule une poignée de producteurs d'informations dominent les médias et défendent les intérêts militaires et industriels de leurs pays... La désillusion! De même qu'il y a une concurrence féroce entre les multinationales pour dominer des segments du marché à toutes ses étapes (une concurrence qui peut aller jusqu'aux conflits armés), au niveau de l'information et de la communication, il y a (l'ignorer serait faire preuve d'une grave naïveté), suite à la révolution des moyens de communication, l'irruption de nouveaux acteurs qui interviennent dans le champ de la diplomatie publique. Le diplomate n'est plus le simple fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères de son pays, mais aussi un nombre croissant d'organismes qui interviennent en amont et en aval pour accompagner les relations internationales. De ce point de vue, les médias se trouvent complètement insérés dans cette dynamique et le journaliste, par ses écrits, met en forme une certaine vision du monde souvent conforme à son aire culturelle. Les empires médiatiques en France où plus de 80% des médias sont entre les mains d'une dizaine de milliardaires de l'industrie de l'armement, des télécom ou du BTP (comme par hasard!), en Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis....sont la preuve que l'enjeu n'est pas l'information ou le divertissement des populations, mais une question de pouvoir et de domination planétaires par le biais d' «Une information qui s'adresse aux peuples par-dessus la tête de leurs dirigeants» En plus clair? Je vais citer quelques cas concrets qui illustrent ce lien organique. La Charte de France 24 précise que la chaîne doit traiter «l'actualité internationale avec un regard français» et «véhiculer partout dans le monde les valeurs de la France». Cette chaîne pénètre dans, environ, 75 millions de foyers dans plus de 90 pays. Medi 1 Sat a un cahier des charges précis et sans équivoque: offrir un point de vue marocain sur l'actualité du reste du monde. Certaines personnes croient que ces pratiques sont nouvelles, voire même relevant du complotisme. Revenons à l'histoire: Radio France Internationale, placée sous la tutelle du ministère français des Affaires étrangères, considère la zone Afrique comme une «priorité absolue» et arrose le continent en un flux continu. Voice of America et Radio Free Europe, étaient deux machines de la Guerre froide. Le gouvernement américain admit en 1971 que RFE était financée par des fonds spéciaux de la CIA. CNN International est aujourd'hui accessible à un milliard de personnes en anglais et dans plusieurs autres langues grâce à une quinzaine de satellites... La destruction programmée de l'Irak ou de la Libye a été précédée par tout un travail de préparation de l'opinion au niveau des médias. Et, enfin, le soft-power est une réalité d'une telle force que nombreux sont à nier son existence, même si, pour ne citer que Anthony Blinken, un personnage axial dans l'administration de Joe Biden, la préconise en direction de certains pays aux régimes jugés«rétifs» «pour faire à d'autres ce qu'ils n'auraient pas fait autrement». Avec l'arrivée des réseaux sociaux, le secteur de la presse a été secoué, pouvez-vous nous en parler? Je dirais plutôt qu'avec les réseaux sociaux, il est devenu vital, stratégique d'avoir des médias de qualité animés par des professionnels et à qui on facilite l'accès à l'information en respectant un certain nombre de précautions comme chaque charte le précise à travers le monde. Les relations internationales s'expriment, au-delà des institutions et des cadres traditionnels, dans les médias. Tous les pays qui se présentent comme des modèles de la démocratie et de la liberté d'expression disposent de journaux transnationaux dits de référence, de radios et de chaînes de télévision qui défendent avec efficacité les intérêts de leurs Etats respectifs. Le Monde (France), El Pais (Espagne), Der spiegel (Allemagne) Times of India (Inde), Corriere della Serra (Italie), The Times Royaume-Uni), The New-York Times (USA)... Partout, les intérêts économiques, politiques, culturels, même le mode de vie sont portés dans plusieurs langues à travers le monde. Certains pays du Sud ont, également, pris conscience de cette nécessité: Al Ghad, en Jordanie, Al-Ahram en Egypte, Al Youm en Arabie Saoudite, Al-Araby Al-Jadeed au Qatar, Al-Quds Al-Arabi; Ashaq Al-Awsat basés en Grande-Bretagne... Il est, à mon avis, impératif, de réfléchir dans cette direction pour éviter de rester dans la posture de la réaction après coup sur des articles ou de reportages publiés par les autres sur nous. Un journal de référence, sous sa forme papier avec son extension digitale déclinée dans les langues internationales, n'est pas un luxe dans cette nouvelle configuration des relations mondiales qui frappe à nos frontières de toutes parts. De nombreux observateurs préconisent la fin imminente de la presse papier, il ne resterait, selon eux, que la presse électronique, partagez-vous cet avis? Ah oui! Je vois cette question revenir régulièrement, comme un marronnier pour utiliser notre jargon. Il est un fait, que la presse papier est en recul à l'échelle planétaire. Le confinement et la distanciation sociale ont, non seulement, confirmé cette tendance mais accéléré cet effritement. Partout, la «vente au numéro» a chuté et les points de vente souvent fermés; par mesure sanitaire, ont fait basculer le lectorat vers le mode digital. Bien évidemment, il s'agit d'une tendance lourde. J'aime les références à Fernand Braudel. Il y a une évolution qu'on peut schématiser sur le temps long. La logosphère, le temps de l'oralité comme mode de transmission de l'information et du savoir a cédé la place à la graphosphère avec l'imprimerie qui a donné naissance aux journaux, ensuite, la vidéosphère a marqué le passage à l'écran et, enfin, la cybersphère... Depuis au moins l'invention de la radio, on a prophétisé la fin des journaux. Ils sont toujours là. En vérité, ce n'est pas la presse qui est en crise (même si les Gafa lui ouvrent un boulevard vers le cimetière) mais son modèle dans sa globalité. Economique, ses supports, la persistance d'une présentation de l'information obsolète qui rendent le digital incontournable pour la presse écrite. N'oublions pas que le journalisme est une invention permanente. De nouvelles pistes sont explorées. De nouveaux formats de présentation avec les reportages immersifs. Si le buraliste devient virtuel en n'étant plus sur un lieu public, mais à un clic sur l'ordinateur, le journal se doit aussi de suivre dans sa forme ce basculement. N'est-il pas temps d'en finir avec ces rubriques désuètes, national, international, culturel. Une rubrique primant sur l'autre par son ordre dans la pagination? Avec Internet, même une information dans un petit village perdu peut devenir internationale. Le zapping, les liens hypertexte, le réflexe qui fait parcourir au lecteur uniquement les titres quand l'accroche est ignorée sont autant de signes qui montrent que le lectorat a changé. Y compris en Algérie? Surtout! D'abord un constat. Le lectorat, pour des raisons qu'on connaît tous, a migré de la presse d'expression française à l'arabe et, ensuite, il a basculé de la presse papier aux réseaux sociaux. Résultat? Un effondrement des ventes spectaculaire! Tous les journaux ont réduit leur tirage et/ou rogné sur les salaires quand d'autres ont tout simplement cessé d'exister. Difficile d'imaginer qu'aucun quotidien francophone n'atteint la barre des 100.000 exemplaires, certains se contentant d'un modeste et discret 20.000 exp voire nettement moins, alors qu'au début du pluralisme médiatique les tirages étaient phénoménaux. L'Algérien est très intéressé par la vie de la cité, mais ce n'est pas dans la presse papier qu'il va chercher l'information. Les invendus atteignent des niveaux inquiétants. Par ailleurs, certains «patrons» revendiquent la liberté de la presse et, en même temps, demandent et attendent que les pouvoirs publics les portent à bout de bras financièrement. Il y a comme un paradoxe. Bien sûr, les pouvoirs publics doivent soutenir les médias quel que soit leur statut juridique pour une information de qualité même (et surtout) si elle s'adresse à un lectorat spécifique. Mais on a tous constaté les dérives et les abus d'un transfert de l'argent de la publicité à des entités fantômes qui n'apportent aucune valeur ajoutée aux débats publics. À l'évidence, l'expression «champ de mines et de ruines» n'est pas exagérée. On a parlé de la presse écrite, il faut aussi rappeler le boulet des chaînes de télévision. Qu'elles soient publiques ou privées, l'information de qualité reste le point faible dans ces organismes prisonniers, pour les uns, des communiqués d'institutions; et pour les autres, des émissions qui flattent le côté voyeuriste ou mystique des téléspectateurs. Il s'agit d'une révolution et non d'une réforme à mener dans ce secteur.