Il n'est pas utile de rappeler que la mobilité des artistes constitue aujourd'hui le pivot de ce qu'on nomme communément la «coopération culturelle». Les échanges culturels présentent en effet le double intérêt de faire des artistes les ambassadeurs de leur culture à l'étranger, de même que de permettre au public du pays hôte de découvrir, par l'entremise de ces derniers, la culture de «l'autre» et, par delà, de s'imprégner davantage des valeurs universelles du vivre ensemble dans un monde s'apparentant désormais à un véritable village planétaire. Si telle est la principale vocation des mobilités artistiques, il convient ici de s'interroger si l'encadrement juridique de cette activité dans notre pays tend à promouvoir les échanges culturels ou, au contraire, est-il plus enclin à les restreindre? C'est à cette réflexion que nous invite le décret exécutif paru au dernier journal officiel (n°63 du 22 septembre 2022) «fixant les modalités relatives à l'invitation des artistes étrangers aux fins de présenter des spectacles culturels et artistiques destinés au public». Se présentant sous la forme d'un texte de loi de seize articles, le décret en question consacre de prime à bord la possibilité accordée aux «personnes physiques ou morales de droit algérien [d'] inviter des artistes étrangers aux fins de présenter des spectacles culturels et artistiques destinés au public» (art. 2). En prenant soin d'écarter de son champ d'application les artistes étrangers invités par les centres culturels étrangers et ceux conviés dans le cadre de la production cinématographique (art. 3), le décret s'emploie ensuite (art. 4 et 5) à énumérer les trois formes que peut prendre l'invitation et surtout les institutions habilitées à en prendre l'initiative: a) la présentation de spectacles dans le cadre de la coopération et de l'échange culturels et artistiques internationaux et b) la participation à des festivals et des festivités culturelles et artistiques; deux cas de figure pour lesquels l'invitation doit «s'effectue[r] par les établissements placés sous la tutelle du ministère chargé de la culture, habilités à organiser des spectacles culturels et artistiques.» Seul le troisième cas de figure, soit la présentation de spectacles dans un cadre commercial, admet comme éventuels invitants privés «les promoteurs de spectacles culturels et artistiques, détenteurs des autorisations légales, pour leur compte ou pour le compte de tiers.» Il va sans dire qu'en limitant le droit d'inviter les artistes étrangers aux établissements relevant du Ministère de la Culture et des Arts pour le secteur public et aux promoteurs de spectacles pour le secteur privé, le législateur algérien vise à garantir les conditions idoines pour l'accueil des artistes et le bon déroulement des spectacles. Une demande au ministère de la Culture Mais cette disposition n'est-elle pas en contradiction avec l'article 2 du même décret qui reconnaît le droit d'inviter les artistes étrangers à «toute personnes physiques ou morales de droit algérien»? Aussi, limiter les invitations aux seuls promoteurs de spectacles dans un «cadre commercial» stricto sensu n'exclue-t-il pas de fait les spectacles à but non lucratif? Quid en effet des activités de solidarité initiées en ce sens par le monde associatif telles que les galas de charité ou les concerts organisés en soutien à des causes humanitaires? Le texte de loi n'y fait malheureusement aucune référence. Le second aspect du décret exécutif sur lequel il convient de s'arrêter est la procédure à laquelle doit être soumise l'invitation de l'artiste étranger. Selon l'article 6 du décret, la demande d'accord doit être introduite au ministère de la Culture et des Arts trois mois au minimum avant la date du spectacle suivant un formulaire type accompagné du projet de contrat à conclure avec l'artiste et sa biographie. Par souci de transparence financière on l'aura compris, le projet de contrat doit impérativement comporter le montant des rémunérations de l'artiste invité, notamment celles transférables en devise (art. 9). Après avis du ministère chargé de l'Intérieur et du ministère chargé des Affaires étrangères, le ministère de la Culture et des Arts notifie sa décision à la partie invitante dans un délai qui ne peut être inférieur à un mois avant la date du premier spectacle. Cette décision est susceptible de recours dans un délai de cinq jours en cas d'avis défavorable (art. 10). Si l'aspect procédural de l'invitation des artistes étrangers a le mérite de la clarté, on se demande toutefois si le délai de deux mois laissé aux trois institutions sollicitées pour la délivrance de l'autorisation est suffisant pour l'étude approfondie de la demande. D'autant plus qu'incombera à ces institutions la délicate tâche de s'assurer que l'artiste invité remplisse les conditions de fond imposées par l'article 7 du nouveau texte de loi. Conditions qu'on peut classer selon leur nature en trois catégories: a) les prises de positions de l'artiste: qui ne doivent pas porter préjudice à l'histoire de l'Algérie, à sa réputation, à ses symboles ou à ses constantes nationales, ni être contradictoires avec ses intérêts (art. 7 al. 1); b) sa réputation: ne pas être entachée par une appartenance, un soutien ou une sympathie pour des organisations extrémistes (art. 7 al. 2); et c) le contenu de son oeuvre: ne pas être contraire à l'ordre public et à la moralité, ni être vêtue d'un caractère politique, ni porter une forme d'extrémisme religieux ou racial, tout en tenant compte des spécifités sociales, culturelles et éthiques de la société algérienne (art. 7 al. 3 et 4). Le bien-fondé des exigences précédentes est évident dans la mesure où les pouvoirs publics ont le droit, voire même le devoir de s'assurer de la probité intellectuelle des artistes étrangers accueillis sur le sol algérien. Cela n'empêche que certains termes employés par l'article 7 demeurent empreints d'ambiguïté. Il en va ainsi, par exemple, pour le «soutien» ou la «sympathie» que l'artiste étranger pourrait avoir pour des «organisations extrémistes» (art. 7 al. 2); n'y a-t-il pas lieu de s'interroger sur les critères objectifs permettant de délimiter le caractère «extrémiste» de telle ou telle organisation? En exigeant aussi que l'oeuvre présentée soit dénuée de toute portée politique (art. 7 al. 3), ou autrement dit en optant pour une séparation radicale entre les sphères de «l'art» et du «politique», le législateur algérien ne succombe-t-il pas à l'attrait de ce que Max Weber (1921) nomme la «différenciation des sphères»? Lorsqu'on sait qu'au Ve siècle av. J.-C., des auteurs athéniens comme Hérodote s'employaient au moyen des dialogues et du théâtre à critiquer les systèmes de gouvernance en vigueur dans les cités grecques, comment peut-on espérer à l'orée du XXIe siècle dénuer l'oeuvre artistique de toute portée politique? Critique des systèmes de gouvernance La culture ne constitue-t-elle pas, aujourd'hui, une «dimension transversale de l'action publique» (Cf. «Art et politique sous le regard des sciences sociales», Terrains et travaux, n°13, 2007) et les artistes eux-mêmes ne sont-ils pas devenus, pour beaucoup d'entre eux en tout cas, des militants engagés au service de causes mondiales telles que le changement climatique, la démocratie ou la répartition des richesses planétaires? Quoi que l'on puisse penser de la relation entre «culture» et «politique» et de la volonté affichée du législateur algérien d'ériger une barrière entre les deux sphères, on retiendra pour l'heure que, pris au sens littéral, l'article 7 du décret exécutif 22-313 fera sans doute de beaucoup d'artistes internationaux des persona non grata en Algérie. À moins bien sûr que les modalités d'application de ce texte de loi et qui devront, aux termes de son article 15, faire l'objet d'un arrêté conjoint du ministre chargé des Affaires étrangères, du ministre chargé de l'Intérieur et du ministre chargé de la Culture, s'emploient à en adoucir les contours et à en lever les ambiguïtés.