La vaste bande du littoral allant de Aït Chaffa à Zemmouri reste une zone de transit par excellence pour les preneurs d'otages. La carte de la wilaya de Tizi Ouzou et ses axes menant à Bouira, Béjaïa et Boumerdès largement déployée sur la table de travail, les zones à risques fixées par des points rouges et les lieux où ont été opérés les derniers enlèvements entourés au marqueur, les officiers de la Dgsn essayent de trouver la meilleure manière de circonscrire un phénomène en vogue qui secoue la région kabyle depuis plusieurs mois déjà: le rapt des enfants de riches commerçants de la région, suivi de demandes de rançon. Paradoxalement, et pendant que la Dgsn prenait les premières décisions pour faire pièce au fléau, on assiste à un brusque arrêt des opérations d'enlèvements. Le dernier rapt enregistré concerne une opération qui s'est mal terminée: un enfant de 12 ans kidnappé à Souk El Thenine a été retrouvé mort quelques jours plus tard près du marché de la ville. Selon des sources proches du patron de la police, Ali Tounsi, des cellules policières sont mises sur pied pour étudier le rapt en Kabylie, collecter les informations s'y rattachant, recouper, dresser des fiches signalétiques des preneurs d'otages potentiels, établir des portraits-robots et infiltrer les groupes spécialisés dans les enlèvements. Autres décisions d'importance: la création de six brigades de police chargées d'apporter un soutien aux zones les moins sécurisées. Ces brigades, hormis le travail routinier de la police, vont aussi s'intéresser de près aux différentes formes de la criminalité, dont le kidnapping constitue pour le moment la facette la plus dangereuse. Un constat majeur a été établi par la Dgsn: les enlèvements ne sont pas le fait de groupes terroristes locaux, affiliés au Gspc, très actifs dans la région, mais bel et bien le résultat d'une connexion entre les terroristes et la mafia locale. Les premiers s'occupant de l'opération kidnapping, de son côté organisationnel et logistique, les seconds fournissant les «profils gagnants», les informations nécessaires concernant les victimes potentielles, une approximation de la fortune des parents de la «cible»,et, après le rapt, le déroulement de la négociation et les enjeux liés aux probabilités de réussite ou d'échec. Les «concessions sécuritaires» décidées au plan politique ont mené droit à une situation d'insécurité. 450 terroristes Ce constat dressé par une cellule d'officiers de la police au niveau de la Dgsn avance des arguments puissants: la wilaya de Tizi Ouzou, qui est une des plus petites au niveau national, compte 67 communes, c'est-à-dire le plus grand nombre d'APC au niveau national, ce qui implique aussi des effectifs très fournis, non pas uniquement pour mettre sous la loupe une région qui compte 1400 dechras, mais aussi et surtout pour contrôler une région où activent pas moins de 450 terroristes, si l'on compte aussi ceux qui viennent de Bouira, de Béjaïa et Boumerdès, prendre les orientations ou rendre des comptes au commandement de l'organisation. En fait, tous comptaient sur la réconciliation nationale pour amener à la Kabylie, plus de calme et de sérénité, mais les résultats étaient très en deça des attentes et des espoirs suscités par l'offre de paix. Le Gspc rejeta la trêve dans un communiqué diffusé sur ses sites internet et une flambée de la violence a été constatée à partir du mois de mai avec une moyenne de 30 à 40 assassinats par mois, ce qui encouragea les preneurs d'otages à profiter de cette situation de confusion sécuritaire extrême. Mais depuis quelques semaines aussi, on n'assiste plus à des coups de force importants de la part du Gspc, ni d'ailleurs, depuis quelques jours, à des enlèvements. On peut traduire ce «wait and see sécuritaire» soit par des choix tactiques à prendre dans le contexte actuel, dominé par une exceptionnelle offre de paix qui les mettrait à l'abri de poursuites judiciaires, tout en leur permettant une issue honorable, mais qui va arriver à expiration dans un mois, soit par un déséquilibre des structures «militaires» internes, laminées par la poussée de la lutte antiterroriste. Ce déséquilibre ne peut permettre aujourd'hui plus d'audace dans les actes de violence. On estime à quelque 120 hommes en armes dans la seule région de Toudja, là où avait été abattu l'officier juridique du Gspc, Mohamed Zerabib, il y a quelques mois, et là où se trouve vraisemblablement, Abdemalek Deroukdel, l'actuel émir national de l'organisation. Toudja, située dans les contreforts de Béjaïa, offre refuge à ces hommes qui seraient, susurre-t-on, en trêve non annoncée, car non adoptée comme une position définitive du Gspc. A l'ouest de Béjaïa, dans les pourtours d'Adekar, Akfadou, Tifra, Toudja, Beni Ksila, Ouadas, Berchiche, à El Kseur, et sur les hauteurs d'Akbou, puis à l'est, dans la proche périphérie de Boukhalfa, à Amizour, Boukhlifa, dans la commune de Tichy, Kherrata, Laalam, et toutes les limites départementales avec la wilaya de Sétif, plus de 200 membres du Gspc prennent position ou se déplacent au gré des ratissages militaires. Dans la seule région de Tizi Ouzou, on compte 80 terroristes fichés, répertoriés et officiellement recherchés, mais qui, hormis rackets, braquages et prises d'otages avec demande de rançon, ne s'illustrent pas par des actes de violence terroriste notables. A Boumerdès, sont encore recherchés les hommes des deux principales katibates hégémoniques dans la région, «Al Ansar» et «Al Farouk», soit l'équivalent de quelque 150 hommes. Rien que pour ces trois wilayas de la Kabylie, plus de 400 hommes activent dans les rangs du Gspc, la plus importante et la mieux structurée des organisations armées en Algérie. La facilité des rapts perpétrés en Kabylie découle, disons-le franchement, de la neutralisation des services de sécurité dans la région depuis les événements d'avril 2001. Les enjeux politiques qui avaient pendant longtemps secoué la Kabylie ont créé une situation sécuritaire très particulière. Aux véritables défis lancés par la région ont répondu les autorités par des solutions inappropriées. Depuis avril 2001, les choses se sont peu à peu tassées, par lassitude plutôt que par solutionnement des vrais problèmes. L'Etat a consenti des indemnisations aux victimes d'avril-mai 2001, mais la région vit les mêmes problèmes sociaux, avec ceci en bonus: une montée en force de la criminalité et une prolifération de la petite délinquance. Cela pendant que le Gspc continue toujours, et pour les raisons stratégiques, politiques, sociales, culturelles et économiques que l'on sait, à occuper les montagnes alentour. En fait, la Kabylie a posé de sérieux problèmes aux autorités, et les choses ont vraisemblablement évolué dans tous les sens, et non pas uniquement dans le bon sens. Les responsables locaux n'arrivent pas à drainer des capitaux conséquents qui pourraient faire sortir la région d'un sous-développement qui refuse de porter son nom, et les rares investisseurs, qui s'ingénient à faire un surplus d'efforts pour s'installer dans la région, font vite de plier bagage, après avoir constaté que le risque était élevé, à un moment où le braquage de banques, de bureaux de poste, des recettes municipales et des contributions est devenu un métier qui fait florès, aussi bien chez les groupes armés de la région que chez les jeunes, tentés par la radicalisation et le gain à portée de main. Bars, auberges, prostituées... Les problèmes de la région semblent avoir été solutionnés par des doses de calmant. Débits de boissons alcoolisées, bars, cafétérias, auberges à la périphérie et autres espaces de détente ont proliféré. A la longue, cette faune a drainé prostitution, proxénétisme et donc, délinquance, criminalité et hausse des actes de violence. Le kidnapping a laissé entrevoir, pour les jeunes de la région, des perspectives inimaginables, car plusieurs prises d'otage se sont soldées par une rançon, vite mise dans la poche, de 400 à 800 millions de centimes, voire de 1 milliard. Un responsable de la Bmpj de Tizi va droit au but: «En fait, on gère une situation anormale, et tout ce qui se passe aujourd'hui est le résultat d'un cumul de plusieurs années de tensions politiques et sociales. On travaille avec moins de 70% des mesures qui doivent être appliquées. C'est une situation de fait. La police reprend en main peu à peu les espaces perdus, mais cela est évidemment un travail de longue haleine. Les services de sécurité ont été neutralisés en Kabylie. Nous, nous ne pouvons gérer des tensions politiques et sociales. Nous appliquons au compte-gouttes les lois, car nous faisons les frais de la désertion des politiques et des élus...» On sillonne la région et la curiosité de voir les petits villages accrochés en contrebas des collines nous fait oublier que parfois, nous nous incrustons dans des coupe-gorges du Gspc. Partout, dans les villages entourant Souk El Thenine, Mechtras, Bounouh, Frikat et Tirmitine, on sent les appréhensions diffuses sur les portes blindées, les fenêtres aux barreaux épais des maisons entourées de fils barbelés ou d'une haie d'arbres de figues de barbarie qui clôturent un chez-soi incertain. Alma, le «Hamiz local», se développe dans l'anarchie. Les jeunes ne trouvent pas de quoi s'occuper et le chômage aboutit à des tensions. La région présente, depuis trois ans, le taux de suicide le plus élevé du pays. Le commerce informel, qui fait perdre aux communes des centaines de milliards par an, s'y développe rapidement, comme à Maâtkas et Souk El Thenine. Les maux sociaux s'y noient dans l'alcool et les femmes pour certains jeunes désoeuvrés. Résultat: en l'absence de toute politique planifiée, on assiste à une gestion au jour le jour, en espérant que demain sera mieux qu'aujourd'hui. Avec l'arrivée de l'été, les formes de criminalité changent subitement de cours. Les émigrés arrivent en nombre, et ramènent avec eux des capitaux. Les anciens de la région qui avaient pour la plupart travaillé en France et ont leur retraite versée en euro, drainent aussi avec eux de la devise. Pain béni, donc, pour les amateurs des agressions, du vol à main armée et du braquage. C'est peut-être ce qui explique le recul des affaires liées au rapt ces derniers jours. A certains endroits de la ville même de Tizi, des péripatéticiennes de fortune donnent des allures de Pigalle à Tala Athmane, «la Madrague» locale. Dans ces fiefs de la boisson «la Vieille Marmitte», Thala Athmane, «la rue des Douze S...», ainsi nommée par l'humour populaire, vous risquez de vous faire agresser à tout moment. En dehors de Tizi Ouzou, Ouaguenoun, Boudjima, Fréha, Makouda et Aghribs connaissent une poussée d'actes liés aux vols de voitures et de brigandage. Du côté de Iflissen, Azzeffoun et Tigzirt, la «côte nord» de la Kabylie, sorte de Californie locale, ce sont les estivants, qui y viennent en très grand nombre, qui font indirectement pièce à l'insécurité . Les cannettes de bière et les bouteilles de vin jonchent les routes des deux côtés. Les femmes viennent de partout et cela donne lieu à une prolifération de lieux de débauche. Que faut-il faire? Une pétition tourne parmi les citoyens les plus actifs de la Kabylie. Un mémorandum est sur le point d'atterrir sur le bureau du président de la République. Parmi ses très nombreux signataires, on rencontre des noms aussi familiers que ceux de Fayçal Abid, Yacine Mechti, Ahmed Bouzidi et Sadek Yousfi. Le président de la République étant le premier destinataire du mémorandum, disons seulement que la sécurité est au centre des doléances et que des abus sont dénoncés. Le chef du commandement de la gendarmerie de Tizi, le lieutenant-colonel Hocine Gahfez, qui avait réussi le pari de s'insinuer jour après jour parmi les citoyens, apportant un concours discret par-ci, une aide par-là, notamment depuis le désenclavement des villages kabyles isolés par la vague de froid qui a frappé la région durant l'hiver 2005, nous parlait récemment de sa joie de voir la confiance revenir petit à petit. Cependant, beaucoup de choses restent à faire sur ce plan-là, une bonne partie de la population, comme l'affirme notre correspondant à Tizi Ouzou, reste à ce jour divisée sur le sujet. Acquis pour la quasi-totalité au principe du retour de la sécurité en Kabylie, certains disent que la gendarmerie doit refaire son apparition dans toute la région, alors que d'autres suggèrent qu'elle n'est pas encore prête à accepter ce retour dans le contexte actuel des choses. Des habitants, et des plus sages de la région, disent que le problème ne réside pas dans la couleur des tenues, mais bel et bien dans le choix des hommes à gérer une région très particulière. «Il faut des hommes sages pour gérer une ville où la colère reste à fleur de peau», proposent en choeur plusieurs notabilités de la ville des Genêts. Opération «zéro rapt» est une affiche alléchante, proposée par la police afin d'endiguer le fléau, mais il y encore du souci à se faire sur ce plan-là tant il est vrai que, à la source, tous les problèmes persistent, et les jeunes tentés par la radicalisation «trouvent souvent leurs comptes» une fois l'arme dans la main.