Même la mort d'un homme n'aura pas dissuadé les délinquants d'évoluer dans la barbarie. Il est plus de seize heures quinze à la gare ferroviaire de Dar El Beïda quand arrive, d'Alger, le train à destination de Thénia (wilaya de Boumerdès) que nous devons prendre. En ce début août, baigné par une moiteur exceptionnelle, tous les wagons que tracte une vieille locomotive sont encore bondés de monde. Nous nous mêlons aux voyageurs dont les regards semblent se perdre dans la nature environnante plantée, à cette hauteur de l'Algérois, d'usines et autres structures industrielles. Plus nous nous enfonçons vers l'est, plus le train donne l'impression de se vider de son monde. Nous apparaissent alors des mioches qui déambulent fiévreusement entre les allées et vendent bonbons et autres friandises aux passagers qui ne daignent que rarement leur manifester un intérêt. Dans le compartiment mitoyen, quatre jeunes adolescents se sont dangereusement installés sur les marches de la voiture. Apparaissent alors deux vigiles en tee-shirts noirs et casquettes, à leurs côtés le receveur du train. Ces derniers font partie d'un dispositif qui a mobilisé la totalité des effectifs de la Sntf durant cette période estivale. Course-poursuite Préparée depuis plusieurs semaines, leur mission est de contrôler au plus près toute forme de délinquance dans les convois de banlieue ou de grandes lignes. L'ambiance est amicale, mais, face à l'attitude nonchalante des jeunes hommes, le receveur hausse le ton et réclame les billets de voyage. Bonhomme, l'un des vigiles temporise. Le fonctionnaire de la Sntf fait alors de la pédagogie et explique aux récalcitrants que «pour assurer le bon état de ce moyen de transport, il faut que les usagers paient leurs places.» L'affaire se termine avec quelques observations sans gravité au représentant de l'autorité de la société nationale des transports ferroviaires. L'ambiance change du tout au tout dans un espace plus loin où a lieu une altercation entre deux mineurs à peine pubères. A la vue des vigiles, ces derniers ont tôt fait de prendre la poudre d'escampette. Ils sont interpellés après une course-poursuite. L'un deux se débat et s'en tire avec une partie de vêtement déchirée, l'autre s'est évanoui à la faveur d'une nouvelle affluence au hasard d'une autre gare. C'est, l'on ne peut mieux et dans le meilleur des mondes, le lot quotidien des travailleurs et usagers du rail national. A ce titre, l'on n'hésite pas à qualifier certains tronçons de carrément risqués, tels la ligne Alger-Blida qui semble, de l'avis de certains voyageurs, particulièrement risquée. Ainsi, des gares entières sont livrées aux voleurs et autres voyous qui en ont fait des repères à l'instar, signale-t-on, de Boudouaou, Tidjelabine ou Corso sur l'axe Alger-Thénia. Si, pendant les heures ouvrables de la journée, l'atmosphère sur le rail est quelque peu amène, c'est loin d'être le cas pour les autres heures «indues» du petit matin ou de la soirée. C'est pourquoi, lors de cette première escale, nous sommes plutôt restés sur notre faim quant au scoop attendu, ou du moins, quant aux observations à relever, d'où notre décision de filer discrètement le monstre mécanique aux principales stations. Notamment à l'échangeur de Thénia (ex-Ménerville) sur les quais duquel nous nous trouvons vers vingt et une heures. Des vacanciers, seuls ou en famille, y attendent le passage du train à destination de Constantine. Beaucoup s'agrippent à leurs bagages, une attitude qui rappelle étrangement qu'ici la sécurité reste un mythe tant que l'on n'est pas emmitouflé dans son siège, bien à l'intérieur d'un wagon. Le train arrive enfin. A son arrêt, un vagabond traînant bagages est chassé manu militari de son enceinte. En dépit de quelques jérémiades que profère ce quidam à l'encontre de la sentinelle responsable de son expulsion, il finit par accepter son sort et s'affale sur l'appontement. Après un arrêt ponctué d'un ballet chorégraphique mené par le chef de quai, la procession de voitures s'enfonce enfin dans l'obscurité d'un tunnel qui débouchera plus loin sur le sinueux parcours traversant les monts de Lakhdaria. Ce n'est que le lendemain que nous reprenons notre investigation. Tôt le matin, nous embarquons dans le train de sept heures, à partir de Boumerdès vers la capitale. Des habitués de ce départ nous apprennent qu'il est le meilleur horaire pour tous ceux qui se rendent à Alger pour raison professionnelle. Effectivement et, à peine quelques kilomètres parcourus, nous gagnons la très sulfureuse gare d'El Harrach. Vers sept heures quarante-cinq, cette gare donnant immédiatement sur la rue d'Alger, est déjà presque bondée. Deux factionnaires armés de carabines Seminov et engoncés dans leurs gilets passent sous notre fenêtre. Des cheminots dépités Ils donnent l'impression d'avoir passé ici une bonne partie de la nuit. Leur arsenal rappelle cruellement la dangerosité des lieux. N'est-ce pas aux abords de cet endroit qu'un voyageur a trouvé récemment la mort suite à un jet de pierre qui l'aura atteint à la tête? Suite à quoi, le coupable a été rapidement appréhendé conséquemment à une sérieuse investigation des services de sécurité. Est-ce à dire que les jets de pierres se sont maintenant taris aux abords des stations? Il serait plutôt naïf de le croire, nous apprendra, plus tard, un agent de la Sntf que nous approchons à la gare de l'Agha. Ce dernier aux yeux cernés par toute une nuit d'activité nous apprendra que les cheminots viennent, pour une énième fois, d'observer une journée de protestation pour exprimer leur mécontentement à l'égard du phénomène des jets de pierres contre les trains de voyageurs. Constat qu'atteste, par ailleurs, l'administration de la Sntf. Une société dont les travailleurs disent plus que jamais leur dépit face aux actes barbares et de vandalisme qui les atteignent, eux, les premiers. L'on apprend de la sorte que deux accidents graves dus aux jets de pierres contre les trains de voyageurs ont été enregistrés au cours de ces dernières semaines. «Les pierres lancées par les délinquants ont atteint deux agents de notre société causant pour l'un une fracture grave de la mâchoire et pour l'autre la perte totale d'oeil», précise notre interlocuteur exaspéré. Ainsi, les trains de voyageurs continuent toujours à subir le fléau, en dépit de nombreuses campagnes de communication et de sensibilisation que la Sntf a engagées et des actions d'alerte en direction des autorités pour endiguer ce dangereux phénomène. Arrivés au bout de notre périple sur le rail, nous nous résolvons à cette conclusion: les voyageurs, particulièrement ceux qui empruntent en fin de journée les trains de banlieue, demeurent quotidiennement confrontés à des aventures durant lesquelles il leur arrive d'assister à bien des comportements asociaux comme les agressions à l'arme blanche, quand ils n'en sont pas eux-mêmes les victimes. Le tout greffé de conditions de sécurité qui restent toujours à parfaire. Alors que les retards accusés par les trains sont légion. Présentement et dans l'espoir d'une amélioration tant escomptée, la Sntf a entamé, avec le concours des Chemins de fer français, un cycle de formation spécialisée dans la sécurité de la circulation ferroviaire au profit de plusieurs centaines de ses agents. Les cours qui ont lieu à l'Institut supérieur ferroviaire de Rouiba concernent tous les intervenants dans la sécurité de la circulation et consistent à former vingt formateurs, cent encadreurs de proximité et trois cents agents opérationnels, précise-t-on. Un jour, alors, le train recouvrera enfin son aura romanesque et réhabilitera son image tant associée aux vacances et à l'aventure.