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«Le néocolonialisme pousse le Sahel vers l'éclatement»
Brahim Tazaghart, écrivain et président du 1er colloque africain de Béjaïa, à L'Expression
Publié dans L'Expression le 08 - 08 - 2023

La ville de Béjaïa a abrité, récemment, un colloque qui s'est penché sur les «Crises et conflits asymétriques en Afrique». Les intervenants ont mis en relief, pendant deux jours de débats féconds, les enjeux et les manoeuvres qui se disputent sur le continent africain. L'approche comme les recommandations de ce colloque font sens à la lecture de ce qui se passe dans ce vaste espace. Et la crise de pouvoir en cours au Niger, conséquence d'un coup d'Etat militaire contre le Président - une séquence qui n'a pas encore révélé tous ses secrets et non-dits-, ne fait que conforter les motivations, voire les craintes, des initiateurs de ce colloque. Dans cet entretien, Brahim Tazaghart revient sur certains aspects des questions abordées.
L'Expression: Vous avez organisé la semaine passée une rencontre africaine autour du thème «Crise et conflits asymétriques en Afrique». L'événement a été ponctué par une série de recommandations qui interpellent la conscience des Africains et la responsabilité des dirigeants du continent. Etait-ce cela l'objectif de l'initiative?
Brahim Tazaghart: «Les bouleversements géopolitiques de l'heure: quels enjeux et quelles stratégies de résiliences pour notre pays?» est le thème de la rencontre que nous avions organisée l'année passée ici à Béjaïa . Nous avions dit qu'au coeur de l'Afrique du Nord et du Sahel, l'Algérie subira inévitablement les conséquences du conflit ukrainien qui peut se prolonger avec des retombées désastreuses sur la sécurité alimentaire des populations, essentiellement sur le continent africain.
Pour faire face en tant qu'Etat, peuple et nation, il faut oser apporter les éclairages nécessaires pour une compréhension juste de la situation dans laquelle notre pays évolue. Nous avions attiré l'attention sur les dangers de laisser l'opinion publique nationale à la merci des propagandes des Etats ennemis, concurrents ou même amis. Nous avions affirmé que la compréhension des enjeux doit prévaloir, qu'elle doit être assumée par l'ensemble des Algériens. Ouvrir le débat sur la situation qui prévaut sur notre continent en ces moments troubles est plus que nécessaire. Vous avez certainement remarqué que la clôture de notre colloque a coïncidée avec les événements au Niger. C'est dire que le choix du moment et de la thématique étaient judicieux à plus d'un titre. Nous sommes persuadés que la population algérienne, - et à travers elle la population africaine -, a besoin de comprendre ce qui se passe autour d'elle, essentiellement au Sahel. Faut-il rappeler que beaucoup de peuples ont été pris de vitesse par l'histoire et qu'ils se sont retrouvés à terre sans même se rendre compte de ce qui leur arrive. Nous refusons que cela se produise avec notre nation.
Alors, pouvons-nous dire que ce sont les risques qui menacent le pays qui ont motivé votre initiative?
L'ensemble de nos frontières est en feu comme nous l'avons souligné dans la note du colloque. Même la frontière maritime connaît le phénomène de la migration clandestine que quelques officines utilisent comme une arme de déstabilisation et de pression contre notre pays. Au même titre d'ailleurs que la drogue et la fausse monnaie sur nos frontières ouest. À ce titre, notre colloque est une alerte adressée à toutes les parties: institutions, classe politique, société civile et population.
Dans vos recommandations, vous avez invité les Africains, Etats et sociétés, «à repenser» leur «union» en s'armant de nouvelles formules d'organisation qui tiendront compte des réalités de l'Afrique?
Il est facile de constater qu'au moment où les pays européens s'unissent pour ne pas être totalement déclassés dans une course de puissance qui devient de plus en plus implacable, des affidés du néocolonialisme s'activent à diviser davantage un continent africain faible et fragile. Ceux-ci se recrutent aussi bien parmi les dirigeants des Etats que parmi des soi-disant opposants en quête de missions de déstabilisation de leurs propres pays. Les uns et les autres sont dans une forme de mercenariat politique avéré.
Cette situation préjudiciable au continent doit changer. Le destin des pays africains les presse à se secouer pour regarder dans la même direction. Leur interdépendance les oblige à chercher un développement homogène, à asseoir l'entraide et l'assistance mutuelle comme principes cardinaux. Renforcer les zones de libre- échange et le partenariat commercial est impératif. Les Etats africains sont interpellés par l'histoire pour aller vers une nouvelle organisation continentale, avec un Parlement, un système judiciaire indépendant, une banque centrale et une monnaie commune. Ce n'est pas un rêve, mais un projet. Ce n'est pas pour demain, mais pour l'avenir. Planifier sur le long terme est nécessaire. Impliquer la société civile dans la mise en ordre des priorités sera très bénéfique pour la stabilité des pays africains et pour leurs sécurités. Avec la mobilisation des atouts du continent, nous dirons avec force qu'il est inconcevable que 30 pays de l'Occident disposent de trois sièges permanents à l'ONU et 55 pays africains d'aucun siège. Ce déséquilibre ne peut plus persister.
L'actualité s'est accélérée dans la région du Sahel avec la crise institutionnelle au Niger, une situation qui accentue les périls du continent où les zones d'instabilité se multiplient. C'est encore une fois la marque des visées des anciens colonisateurs?
Il était clair que la situation allait évoluer dans la direction qu'elle a prise. La jeunesse du Niger, comme celle du Mali, du Burkina Faso et autres, rêve de se libérer de l'emprise néocoloniale. Après avoir quitté le Mali et le Burkina Faso, l'armée française est stationnée au Niger. Cela n'a pas eu d'effet sur la présence terroriste dans ce pays. Pis encore, celle-ci s'est renforcée davantage. Le Président sortant lui-même a affirmé que les terroristes sont plus forts et plus aguerris que les militaires nigériens, une façon de réclamer plus de militaires français pour faire face!
Le Niger qui occupe la deuxième place des pays les moins avancés dans le monde, malgré ses mines d'uranium et ses richesses, ne pouvait pas rester à la marge du changement qui souffle sur le continent. Sa jeunesse est dynamique, ouverte sur les développements humains, informée de ce qui se passe dans le monde. Lorsque l'uranium du Niger apporte de la lumière aux rues et aux foyers de France, 90% des Nigériens sont sans électricité. Les jeunes Nigériens le savent, ils le vivent comme une offense et une humiliation... C'est dire que le colonialisme est un mauvais élève! De par sa constitution mentale, il refuse le partage même de ce qui ne lui appartient pas. Il est d'une voracité sans égale.
Le néocolonialisme pousse le Sahel vers l'éclatement. Dans l'incapacité d'assumer une intervention militaire directe au Niger, la France tentera de créer des guerres intertribales comme elle sait bien le faire. Le chef du gouvernement malien, Choguel Maïga, n'a-t-il pas accusé en septembre 2021, à New York, des officiers français d'entraîner des groupes affiliés au Mnla (Mouvement National de Libération de l'Azawad) et à Ansar eddine auquel Paris voulait remettre les clés de Kidal pour proclamer l'indépendance du Nord du Mali? C'est là un projet français qui date de 1958 et que le Congrès Mondial Amazigh, réuni à Agadir, a été chargé de remettre sur le tapis en 2005. Certes, les zones d'instabilité vont se multiplier, ce qui est inévitable en ce moment de l'histoire. Les populations africaines, la jeunesse africaine en particulier, doivent pousser dans le sens de la solidarité et de l'entraide entre les Etats du continent. Elles doivent faire avorter toutes les tentatives de chaos d'où qu'elles viennent.
Les Etats européens, de leur côté, ne doivent pas rester les bras croisés. Le chaos, dans la zone du Sahel, entraînera des vagues de migrations que personne ne pourra stopper. D'autant plus que la déstabilisation de la Libye a créé un couloir et un marché d'esclaves qui fait honte à la communauté internationale.
Vos recommandations ont mis en avant la nécessité de travailler pour une conscience africaine au service de l'Afrique. Le chantier semble à la fois vaste et incontournable. Comment doit être mené ce combat alors qu'en face il y a toute une machine de propagande et de manipulation contre l'Afrique?
L'histoire de l'Afrique est une histoire de lutte pour la liberté, depuis Rome jusqu'à ce jour. L'esclavagisme et le colonialisme l'ont marquée profondément dans sa chair. L'Algérie, plus que tous les autres pays africains, a connu la colonisation la plus meurtrière, la plus sauvage, la plus destructrice. Lors de la conférence de Berlin (1884-1885) qui a décidé de la colonisation des terres africaines, notre pays était déjà en guerre contre la barbarie de Bugeaud, Randon et autres généraux français criminels. J'ouvre une parenthèse pour «appeler à les juger symboliquement, à titre posthume pour leurs crimes contre l'humanité». À travers eux, c'est le colonialisme qu'il faut condamner comme un mouvement génocidaire.
Comme vous le dites, il y a une grande machine de propagande en face, mais celle-ci manque de plus en plus de crédibilité, elle commence à perdre de son influence.
Les Africains ne sont plus analphabètes, coupés du monde, cloîtrés dans leurs villages comme jadis. Ils ne sont plus dans la fascination de l'Européen... Ils sont dans les meilleures universités, ils ont un accès illimité aux réseaux sociaux qui leur donnent l'opportunité de s'exprimer, d'agir dans un monde interconnecté. «Il en est des nations comme des espèces et des individus; l'élimination des peuples arriérés par les peuples évolués et à leur profit est en dernière analyse bénéfique à l'ensemble de l'humanité», écrivait Jules Harmand, médecin et diplomate français. Dans cet esprit, Jules Ferry ajoutait, «Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures, un droit qui est un devoir, car elles ont le devoir de civiliser les races inférieures».
Il faut revisiter les fondements darwiniens, racistes du colonialisme pour s'apercevoir que les puissances occidentales doivent se remettre en cause pour s'insérer dans le monde en devenir. En se pensant toujours comme le centre du monde, elles commettent de graves erreurs d'appréciation. En 1899, la sinistre mission Voulet-Chanoine, du nom des deux capitaines qui la commandaient a commis au Mali des génocides semblables à ceux en Algérie. Partant du Sénégal pour rallier le Tchad où ils devaient faire jonction avec deux autres missions l'une partant d'Algérie, l'autre du Congo français, ils ont commis des tueries indescriptibles. La route de cette mission fut jalonnée de carnages barbares à travers le pays Mossi. Ces épisodes de la barbarie coloniale doivent trouver leurs échos dans les programmes scolaires et dans les productions littéraires et artistiques africaines...
Les jeunes français doivent savoir que leurs aïeux étaient des coupeurs de têtes et non pas des humanistes tendres et affables comme ils les imaginent... Ils n'ont qu'à visiter le musée de l'Histoire naturelle, à Paris, pour découvrir que 500 têtes de résistants algériens sont exposées là-bas, comme à la gloire de la «mission civilisatrice» de la colonisation! Certes, l'Europe a beaucoup donné à l'humanité, mais elle a trop pris à l'Afrique! C'est cela l'histoire de la colonisation à réécrire par les colonisés, débarrassés de leurs complexes comme le préconise l'historien algérien Mohand Chérif Sahli.
Même les fondements de notre personnalité et nos pluralités identitaire, culturelle, linguistique, religieuse font l'objet de détournement pour des besoins de propagande et de division communautaire. N'est-ce pas un facteur de déstabilisation qui appelle aussi à un devoir de vigilance?
Dans ma communication lors de notre colloque, j'ai appelé à récuser quelques concepts pièges comme l'ethnicisme et l'autochtonie dans le champ politique et culturel africain. Ce sont des concepts qui sont énoncés dans l'objectif de diviser les peuples du continent et au-delà.
À notre connaissance, nous sommes tous africains sur notre continent, il n y a pas d'autochtones et d'étrangers parmi nous, à part les Européens qui, comme par hasard, on ne les retrouve dans aucune case.
En 1995, lorsque le MCB Commissions nationales avait reçu l'invitation de l'Assemblée générale des Nations unies pour assister à la décennie des peuples autochtones. Nous avions refusé fermement d'y prendre part. Comme nous avions refusé de participer à la rencontre pour la création du Congrès Mondial Amazigh. Ni l'un ni l'autre n'étaient au service de l'identité amazighe. Ils sont des leviers de manipulations au service des forces du chaos qui décident dans les instances internationales et ailleurs, comme dans les fondations dites au service de la démocratie dans le monde.
Pour cette raison, je suggère à la création d'un bureau pour la société civile et les partis politiques au niveau du ministère des Affaires étrangères. La prévention dicte que nous traitions les problèmes en amont, pas en aval. Beaucoup d'associations se font manipuler par ignorance par des ONG aux agendas très dangereux pour les pays du Sud. A défaut d'un mécanisme de prévention, il faut interdire tout financement étranger pour les associations et les partis politiques. Un parti qui reçoit de l'argent des Emirats arabes unis ne peut se dérober à leurs orientations, lorsque même ce pays complote contre l'Algérie! En plus de la prévention, il faut permettre les données géostratégiques et géopolitiques à la classe politique et la société civile afin d'aboutir à des consensus sur la politique étrangère et à la conduite à avoir en cas de crise. Devant un monde en mutation, il y'a urgence pour les pays africains de penser sérieusement la gestion démocratique, citoyenne, pacifique de leurs pluralités afin de couper la route aux manipulateurs de tous les bords. Les éléments fondamentaux de nos identités doivent être des facteurs d'unité et de cohésion et non pas de division et d'affrontements. Il nous faut une politique linguistique qui respecte la pluralité et les droits linguistiques des populations africaines. Des initiatives qui renforcent les solidarités citoyennes dans les domaines culturels, artistiques, doivent voir le jour. «Tamanrast capitale de la culture africaine» peut être un moment de pluralité assumée et fructifiée. D'un autre côté, nous devons réhabiliter l'islam africain, un islam de paix, de tolérance et du vivre ensemble. Pour cela, un travail de fond doit être mené par les élites africaines en collaboration avec les institutions. L'islam wahhabite, qui inspire al-Qaïda, Boko Harem, Ansar eddine et autres, est un islam produit par la «Cité de Londres» qui a planifié la mise au pas des pays africains. Arrivé en Afrique dans les années 50, il a fait des ravages parmi les populations et les Etats. L'Islam a toujours été aux côtés des opprimés et jamais au service de l'impérialisme.


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