Le passage à l'acte sous toutes ses formes. La dépréciation des valeurs traditionnelles, conjuguée aux échecs de la vie et à la décrépitude du tissu social et familial, convergent, sans conteste, vers la fragilisation de la personne. Ses moyens sont minimes devant la grandeur de l'adversité qui frappe à toutes les portes et pousse certains à commettre l'irréparable. Par la force des événements macabres qui apportent, chaque jour que Dieu fait, de nouvelles interrogations sur le pourquoi du phénomène, le suicide reste indéniablement une énigme qui surpasse, dans la majorité des cas, le cadre de la connaissance. Et dans ce domaine, les connaisseurs eux-mêmes (psychiatres, psychologues et sociologues) se déclarent souvent vaincus face à l'opacité qui entoure le sujet et aux multiples aspects qui échappent à la virtuosité des professionnels de la question. En l'absence de chiffres exacts des suicides enregistrés ces dernières années à Bouira, il y a lieu de préciser que cinq autres cas se sont produits, tout récemment, en l'espace de dix jours. Parmi les victimes, on dénombre deux jeunes filles et un collégien à peine âgé de 14 ans. Selon les spécialistes que nous avons interrogés, la wilaya de Bouira enregistre, chaque mois, un nombre non négligeable de personnes qui échappent, parfois miraculeusement, à la mort après avoir attenté à leur vie. «Tout suicide comporte un risque de récidive et tout suicidant doit absolument voir un psy», dira, en ce sens, M.Messaoudi, psychologue clinicien du centre de santé de Bouira. Les spécialistes de la question du suicide déplorent le fait que leurs collègues de la santé publique n'accomplissent pas leur devoir. En effet, en recevant dans leurs services des personnes ayant fait des tentatives de suicide, les médecins se contentent d'apporter des soins somatiques (organiques) sans se soucier du côté psychologique, en évitant ainsi de prendre les mesures qui s' imposent pour orienter le patient vers un spécialiste qui lui sera d'une très grande utilité. Il y a peu d'années, le phénomène du suicide était tout à fait inconnu à notre environnement social, et le concept en lui-même, était entièrement étranger au vocabulaire des Algériens. Que s'est-il donc passé pour qu'on en arrive à ce stade alarmant de désespoir? Et/ou quelles sont les raisons qui ont conduit à l'accélération du phénomène dans notre société? Les spécialistes de la question, psychiatres et psychologues, affirment à cet égard, qu'«il n'y a pas de structure mentale suicidogène, mais seulement des traits de caractère chez les suicidants». Pour parler de ces facteurs favorisants et pouvoir répondre aux questions posées plus haut, il serait judicieux de se limiter à Bouira, un exemple qu'on retient de par l'importance du nombre des suicidés. Sur le plan politique, il y a intérêt à signaler, en outre, que les événements vécus par la collectivité sur le plan sécuritaire ont contribué à un accroissement substantiel de ce que les spécialistes appellent «l'anxiété suicidogène». A cet égard, rappelons que, d'une part, Bouira a été fortement touchée par les déchirures causées par un terrorisme caractérisé, alors que d'autre part, les mesures de la restructuration économique et la dissolution d'environ une cinquantaine d'entreprises publiques, ont engendré, pour cette wilaya, un taux de chômage des plus élevés du pays, atteignant, en ce moment, la pointe des 33%. Les retombées économiques ont ainsi cruellement influé sur la vie sociale, mais surtout familiale des individus. En guise d'illustration, on évoquera le cas d'un père de famille habitant à Bouira, qui, devant l'incapacité d'honorer ses redevances, a voulu mettre fin à ses jours. Ne voyant pas de solution à ses problèmes financiers, le malheureux avait choisi la nuit, au moment où ses six enfants étaient endormis, pour passer à l'acte. C'est sa femme qui le sauve in extremis, en entrant par hasard dans sa chambre, alors qu'il s'apprêtait à passer la corde autour du cou. Cela dit, le nombre des dépressifs a également augmenté au gré de la désillusion et des contretemps rencontrés au quotidien. A ce stade, le désir de mort existe déjà chez le patient et le suicide est «longuement prémédité, soigneusement dissimulé et accompli avec sérénité». Pour illustrer ces propos, A. Messaoudi, psychologue clinicien à Bouira, évoquera le cas d'une patiente âgée de 25 ans qu'il avait traitée, il y a quelques années de cela. Se trouvant au milieu d'une problématique sexuelle inextricable, celle-ci avait décidé de mettre fin à ses jours en préparant soigneusement son suicide. La patiente était allée jusqu'à acheter tout le nécessaire pour sa mise en terre, une boîte de henné, un flacon de parfum, et un linceul évidemment. Aussi, quelques jours avant d'attenter à sa vie, elle est allée voir ses parents et proches de la famille pour exprimer tacitement son adieu. Dans le même ordre d'idées, il est nécessaire de souligner que sur l'ensemble des cas de suicide inventoriés dans la wilaya de Bouira, la majorité sont étroitement liés à des litiges vécus à l'intérieur de la famille, sous-tendus souvent par des incidents d'ordre sexuel ou moral pour les personnes de sexe féminin notamment. Dans ce sens, il serait intéressant de rappeler un cas édifiant, celui d'une femme mariée habitant dans le sud de la wilaya qui s'est donné la mort il y a quelques années de cela. La victime s'est tiré deux cartouches de chevrotine en pleine poitrine pour éviter un scandale familial qui était sur le point d'éclater. Seulement, il faut rappeler que les tentatives de suicide sont plus fréquentes chez le sexe féminin alors que le suicide consommé est beaucoup plus élevé chez les hommes. Contrairement à ces derniers, les femmes n'aiment pas les manières violentes, ce qui explique, par ailleurs, qu'elles essayent presque toujours de se suicider par ingestion de produits toxiques ou par intoxication médicamenteuse, ce qui justifie, par conséquent, qu'elles échappent souvent à une mort certaine. Chez les hommes, par contre, pour la majorité des cas, le moyen le plus répandu de se donner la mort est la strangulation ou ce qu'on appelle communément, la pendaison. Pour le Dr Benmastoura, psychiatre à Bouira, dans la majorité des cas, le sujet au suicide est une personne malade atteinte le plus souvent de psychose maniaco-dépressive (PMD). Aussi, les causes exogènes (confits familiaux, problèmes, échecs) ne sont, en fait, que des facteurs précipitants qui poussent le malade à passer à l'acte dans des moments de détresse aiguë. La psychiatre souligne également que la maladie qui conduit au suicide est une pathologie héréditaire comme l'épilepsie. Elle est, toutefois, favorisée par les cas de mariages consanguins. Ce qui explique en partie «la propagation de ce mal en Kabylie où le problème de consanguinité fait beaucoup de ravages», souligne la psychiatre. A titre d'exemple, la praticienne citera le cas d'une de ses patientes âgée de 21 ans de la ville de Lakhdaria qui s'est suicidée il y a de cela quatre semaines en ingurgitant un acide. Il y a trois ans, la victime avait déjà fait une TS (tentative de suicide) en se jetant par la fenêtre. Dans sa famille, la victime a un frère et un oncle souffrant de la même maladie. Dans le même contexte, il serait également judicieux de revenir sur les facteurs suicidogènes de nature physique qui, de l'avis des médecins, sont d'une très grande influence sur le sujet suicidaire. Ces agents déterminants sont à chercher du côté de la densité, de l'activité sociale, de l'état atmosphérique et des influences géo-démographiques de la région où vit la personne qui pense à se suicider. Pour étayer cette thèse l'on peut citer deux cas de personnes ayant attenté récemment à leur vie. La première personne, un jeune homme de 23 ans habitant un quartier périphérique de la ville, avait réussi à se donner la mort en se pendant à un chêne. Sa famille l'avait cherché pendant trois jours alors qu'il se trouvait juste derrière la maison au milieu des buissons où personne n'a eu l'idée d'aller chercher. Deux jours plus tôt, une autre personne, un homme de 46 ans, avait voulu se suicider avec l'intention de se jeter dans le vide depuis le «barreaudage» du siège de la wilaya où il s'était accroché. La présence des badauds tout autour et l'intervention des policiers et des éléments de la Protection civile ont réussi à dissuader le malheureux qui était pourtant décidé à passer à l'acte. Par ailleurs, doit-on s'interroger s'il y a en Algérie assez de spécialistes en exercice pour prendre en charge toute une société en mal de vie? La réponse est assurément non. Actuellement, à travers la wilaya de Bouira, on compte sept psychologues et quatre psychiatres pour 700.000 habitants. Toutefois, cela ne doit pas empêcher les bonnes intentions de se réveiller et le peu de moyens qui existent à se mettre en place. A présent, la sonnette d'alarme est tirée et des mesures urgentes et appropriées doivent êtres prises pour éviter à notre société d'être gagnée dans ses fondements par la dévastation de ce dangereux phénomène qui ne cesse de se développer.