Chaque culture, chaque civilisation a eu son génie propre, mais aucune ne peut se trouver sans dettes envers les autres. Malgré toutes les déclarations de bonnes intentions et de projet d'Alliance des civilisations, la thèse du choc domine. La responsabilité interne est évidente. Les pays arabes sont responsables de leur situation. Les élites sont marginalisées, les peuples méprisés, le Liban n'arrive pas à élire un président, les Palestiniens s'entre-déchirent, le Soudan est livré à la guerre civile, la plupart des régimes arabes sont paralysés et usés, la Somalie est dans l'abîme. Parler de ´´choc de civilisation´´, est une marque d'irréflexion, il n y a plus de civilisation. C'est une même «propagande» mondiale qui domine, qui, pour asseoir son hégémonie, nous déclare mensongèrement semblables et laisse chacun pour-compte. Elle prétend, enfin, tromper la mort par le refus de l'invisible et du mystère; par le fantasme ou par la dénégation. La thèse du choc des civilisations est un condensé des préjugés et des anathèmes dressés contre les droits des peuples et le droit à la différence. Reste à se réformer pour ne pas prêter le flanc. Les problèmes sont politiques Le monde arabe joue le rôle de l'épouvantail indispensable au ´´ Nouvel ordre mondial´´ qui, dans tous les domaines, cherche à imposer sa vision unilatérale par la confrontation, par la domination, par la guerre, en un mot, par la loi du plus fort. Cette hypothèse inique est la suivante: ´´ Le fait que la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de conflit dans le monde, après la guerre froide. ´´ Les conflits à venir seront provoqués par des facteurs culturels, plutôt qu'économiques ou idéologiques. Les conflits culturels les plus dangereux sont ceux qui ont lieu aux lignes de partage entre les civilisations. ´´ Et encore: ´´ Les communautés culturelles remplacent les blocs de la guerre froide et les frontières entre civilisations sont désormais les principaux points de conflit à l'échelle mondiale...Les chocs dangereux à l'avenir risquent de venir de l'interaction de l'arrogance occidentale, de l'intolérance islamique et de l'affirmation de soi chinoise. ´´Ce point est fondamentalement faux. Même si la dimension culturelle revêt de plus en plus d'importance aux yeux des peuples, ni leurs soucis fondamentaux, ni les causes profondes et essentielles des conflits ne sont à chercher, aujourd'hui moins encore qu'hier, dans la culture, ni dans la religion, ni dans la théologie. Même si les autres aspects majeurs de la vie commune, comme l'économique et le culturel, sont concernés, les problèmes de fond résident, avant tout, dans l'ordre politique. Deuxième hypothèse erronée: les auteurs de l'idée du choc cherchent à tout ramener aux différences irréductibles entre les cultures et les civilisations, pour justifier l'état de guerre, réel ou supposé, qui, dans les différentes régions du monde et à travers les âges, oppose les peuples. Aucune civilisation, aucune culture n'a émergé de manière autosuffisante, n'a puisé en elle seule les ressources de son progrès, n'a réalisé des avancées décisives sans dialogue, sans échanges, sans contacts. Historiquement et scientifiquement, cela est impossible. Chaque culture, chaque civilisation a eu son génie propre, mais aucune ne peut se trouver sans dettes envers les autres. Troisième affirmation erronée: l'Occident, selon lui, est unique. Huntington, le théoricien de ce mensonge, s'enferme dans l'idée de supériorité: ´´ Il est évident que l'Occident diffère de toutes les civilisations ayant existé par l'influence essentielle qu'il a eue sur toutes les autres civilisations depuis 1500. ´´ Comme si les autres cultures et civilisations, notamment l'Islam, n'avaient jamais participé à l'émergence d'un Occident moderne qui, durant près de mille ans, fut judéo-islamo-chrétien. Sans l'apport des savants arabes, de Khawarizmi à Jabir, d'Ibn Sina à El-Barûni, il n'y aurait eu ni sciences modernes ni renaissance européenne. Huntington considère que le caractère unique et la supériorité de l'Occident reposent sur la combinaison de huit institutions ou valeurs spécifiques (20): l'héritage classique; le christianisme; la pluralité des langues européennes; la séparation des pouvoirs temporel et spirituel; l'Etat de droit; le pluralisme social; les corps intermédiaires; l'individualisme. Cependant, l'Islam a dialogué au plus haut point avec l'héritage classique grec, romain, byzantin, perse; partage avec le christianisme le tronc commun monothéiste, c'est-à-dire l'essentiel; dispose, lui aussi, de langues plurielles: arabe, turc, ourdou, persan, bengali, berbère, swahili; alors que la séparation des pouvoirs temporel et spirituel est, en Occident, récente, l'Islam, en dépit des apparences, est, comme on le verra, séculier dès les origines; nonobstant les déviations d'hier et les impasses d'aujourd'hui, les pouvoirs n'ont pas été majoritairement despotiques et contraires à l'Etat de droit. Huntington considère que l'Occident est seulement judéo-chrétien et gréco-romain, cela en contradiction avec la vérité historique décrite par des savants de toutes cultures, autrement plus objectifs. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les chercheurs occidentaux qui ont étudié la question du dialogue entre les civilisations, pour vérifier que, dans l'interaction, l'apport du premier à la seconde fut majeur et durable. Le savoir est l'arme suprême. Quatrième hypothèse erronée, aussi faible au regard de l'objectivité, quand Huntington déclare: «Au xxe siècle, les relations entre civilisations sont passées d'une période dominée par l'influence unidirectionnelle d'une civilisation en particulier sur les autres, à une phase d'intenses interactions multidirectionnelles entre toutes les civilisations.» Double contrevérité. Premièrement, il n'y a plus de civilisations depuis plus d'un siècle au moins. L'ère industrielle n'a pas créé de civilisation, au sens d'une culture élaborée, d'un mode de vie universel et multimodal qui réponde aux besoins multiformes de l'être humain. Il n'y a plus de civilisation, aujourd'hui, ni d'Est, ni d'Ouest, ni d'Orient, ni d'Occident. Il est étrange de fonder toute sa thèse sur le choc des civilisations quand il n'y a plus de civilisations vivantes et opérantes. Ce qui, aujourd'hui, domine, gouverne et décide, c'est le mondial, c'est le marché, c'est une raison instrumentale sans aucun rapport ni avec les valeurs anciennes ni avec le sens spirituel de la vie. Le flux à sens unique de la mondialisation uniformise sans répondre aux besoins sociaux ni matériels, encore moins aux aspirations morales, spirituelles, naturelles. Tous les peuples, toutes les cultures, toutes les religions sont concernés par ces bouleversements, par ces remises en cause, par ces déséquilibres. Le choc des civilisations n'est qu'une diversion. Cette fausse hypothèse d'une guerre des civilisations est un leurre destiné à détourner l'attention des vrais problèmes qui, même si le culturel, le religieux, le civilisationnel sont évidemment concernés par les antagonismes et les contradictions, sont d'abord d'ordre politique et économique. Cinquième affirmation erronée: Huntington prétend: «L'âge de la domination occidentale est fini. Dans l'intervalle, l'effacement de l'Occident et la montée en puissance d'autres centres ont favorisé un processus global d'indigénisation et la résurgence des cultures non occidentales.» Et encore: «Le monde devient plus moderne et moins occidental.». Le contraire est de plus en plus vrai. L'Occident se mondialise. Sur l'ensemble de la planète, et surtout dans les pays du Sud pauvres et dépourvus d'outillage, les sociétés et les individus décident de moins en moins de leur avenir, de leur devenir. Des centres de décision et d'influence liés aux puissances financières, aux complexes industriels et militaires, aux institutions internationales, organisent avec une autorité croissante les conditions de vie des populations. Affirmer que le civilisationnel, le culturel, le religieux dominent aujourd'hui le cours du monde est un contresens. Une nouvelle fois, l'auteur occulte les racines et les causes du désespoir, des révoltes, de la violence aveugle et irrationnelle: elles sont d'ordre politique et économique, même si, sans justification aucune, on exploite à leur sujet des références religieuses. De plus, Huntington ne fait aucune distinction entre la légitime résistance à la répression coloniale et aux agressions extérieures, d'une part, et la violence qui tue des innocents, d'autre part. Il ajoute: ´´ C'est la seule civilisation qui a mis en danger l'existence même de l'Occident.´´ Les dirigeants occidentaux considèrent que les musulmans engagés dans cette quasi-guerre sont une petite minorité et que l'usage qu'ils font de la violence est rejeté par la grande majorité des musulmans modernistes. C'est peut-être vrai, mais on manque de preuves´´. En manque d'arguments, l'auteur cherche à semer le doute. Nous sommes là au centre des contrevérités, mais aussi au coeur des enjeux. L'injuste mondialisation La propagande du choc des cultures, toute pareille à celle des autres idéologues de l'Administration de la superpuissance, semble, certes, porter ses fruits amers; il ne peut pas en être autrement puisqu'elle ne se soucie pas de contradicteurs crédibles. Opposer les deux mondes, telle est l'obsession permanente. Nul ne peut ignorer que l'injustice est politique: elle a pour cause la colonisation et le déni du droit d'exister des peuples. Huntington réduit le problème à un simple enjeu culturel, alors que le problème est celui de l'injuste mondialisation. Il a fallu attendre le xixe siècle pour que se constitue la mondialisation économique, et le xxe siècle pour qu'elle accentue son rythme. Paradoxalement, cette accélération correspond aussi à la division du monde entre pays développés du Nord et les autres pays. À ce jour, loin de s'être atténué, l'écart entre ces deux catégories ne cesse de s'aggraver; il provoque des tensions au sein du système capitaliste, qui s'est constitué en système mondial. Du fait de l'apparition de secteurs de pauvreté au sein du monde développé, de déséquilibres et de contradictions au centre même du système libéral, notamment dans sa version néolibérale, une remise en cause du désordre économique mondial se développe par des voies diverses, souvent inattendues. Même si, par exemple, le monde arabe est faible et hétérogène dans ses catégories et dans ses institutions, même s'il lui est difficile de s'organiser et de proposer des alternatives crédibles, il reste néanmoins un partenaire pour la recherche d'une altermondialisation, d'un autre rapport au monde et un autre vivre-ensemble. (*) Professeur des Universités www.mustapha-cherif.com