Tout le monde le connaissait à Tigditt, et sa chétive silhouette qui rasait presque les murs ne passait pas inaperçue. L'histoire qui va suivre et que nous allons vous conter, s'est passée au début des années 1900 à Mostaganem. A cette époque, la France n'était qu'un pays rural, sans relief. Deux Français sur trois vivaient de la terre, de son blé, de ses truffes et de ses porcs. Ici, en rase campagne, l'école était publique, gratuite, mais pas tout à fait obligatoire. D'immenses fortunes s'étaient montées grâce aux vins de Bourgogne et aux mousseux de la Champagne. Lequel mousseux, d'ailleurs, coulait à flots, tous les soirs, sur les bords de la Seine et même au sommet de la Tour Eiffel...La fête était perpétuelle Ce qui n'empêchait pas cette France glamour et surannée de pomper en Algérie tout ce qu'elle pouvait pomper, à commencer par son alfa, ses agrumes, ses olives, ses dattes et la vider, jour après jour, de sa sève. A cette époque aussi, Mostaganem n'était qu'un gros bourg sans conviction doublé d'un port où les indigènes étaient soit pêcheurs, soit portefaix, soit gardiens des docks silos, quand les énormes plaines céréalières de Tiaret déversaient leurs sacs sur les quais. Le village qui tenait de la commune de plein exercice et de la sous-préfecture, abritait, en fait, quatre communautés bien distinctes, réparties dans quatre périmètres bien distincts: le quartier des indigènes, qui longeait la côte sur la route d'Achacha, grimpait la colline pour s'étendre sur un plateau rocailleux qui comprenait Tigddit, Tabana, Souikha et Kaddous El Meddah. Le quartier des juifs communément appelé Derb. Il prolongeait le centre de la cité jusqu'à la mer. Le quartier des Espagnols que les mauvaises langues de landernau surnommaient Cochon-ville déjà. Quant au quatrième et dernier quartier, celui des Européens, de loin le plus chic et le plus huppé, il s'étalait sur une assiette de trois hectares de verdure et semblait posé là comme un bijou dans un écrin aux couleurs du Paradis. Lui aussi côtoyait la frange maritime. Bien sûr, à chaque fois qu'un indigène, un juif ou un Espagnol montait dans l'échelle sociale, il s'empressait de faire ses cartons et d'habiter ce havre d'élus. Ce n'était pas le cas pour tout le monde, et encore moins pour les indigènes qu'une administration brutale parquait dans des ghettos où il était difficile d'en sortir. C'est, précisément, là, dans un de ces ghettos insalubres, qu'est né N'bit, un lilliputien un peu dérangé, pas plus haut qu'un cep de vigne, et qui fera, longtemps, parler de lui. Et même beaucoup. Abandonné par ses parents à l'âge de onze ans, il ne devra sa survie que grâce à la solidarité des familles les plus démunies qui l'hébergeront à tour de rôle, chacune à son tour. C'était d'autant plus aisé pour elles que le lilliputien ne posait aucun problème de promiscuité pour leurs filles dans la mesure où l'adolescent était resté un gros bébé, qu'un rien irritait ou émerveillait, selon qu'il aimait ou qu'il repoussait. Tout le monde le connaissait à Tigditt, et sa chétive silhouette qui rasait presque les murs ne passait pas inaperçue. Et comme le monde, en ce temps-là, était au fez, il en portait un, lui aussi, avec beaucoup d'élégance, ce qui décida une formation de meddahate à faire de lui sa mascotte dans les mariages qu'elle animait. Elles le traînaient avec elles partout où elles allaient, aussi bien dans les demeures des «hder» que dans les mansardes des pauvres, au village ou en dehors de l'agglomération. Il adorait ces fêtes, il en redemandait, d'abord, parce qu'il s'amusait comme un fou en taquinant le tambourin et en jouant du «galal» entre deux poses, et ensuite, parce qu'il mangeait à sa faim toutes sortes de plats délicatement préparés où la viande était à profusion. Quelquefois, des jeunes filles sans pitié faisaient cercle autour de lui et battaient des mains pour l'obliger à danser en se pouffant à gorge déployée. Le spectacle de cette petite créature qui s'agitait dans tous les sens, les excitait au plus haut point. Quelques-uns iront même jusqu'à lui nouer un foulard grossier autour de la tête pour le ridiculiser encore davantage. N'bit s'exécutait et ne disait jamais rien parce qu'il était incapable de croire un seul instant que les gens pouvaient être aussi atroces, aussi méchants. Il était même incapable de croire que la méchanceté existait. Tout était jeu pour lui. Danser, manger, dormir, courir, chanter, étaient des jeux pour lesquels il se donnait à fond, avec ivresse, avec volupté. Et puis, un soir d'été, à la campagne, quand la brise fraîche descend des collines et alors que les invitées prenaient leur repas, la belle pudique mariée demanda aux meddahate de lui présenter N'bit. Elle en avait tellement entendu parler au cours de cette longue nuit nuptiale, que sa curiosité avait été plus forte. La plus âgée des meddahate le lui présentera presque en s'excusant, un peu, comme si elle lui racontait une blague salée et inconvenante en pareil moment. N'bit, intimidé par cette dame en blanc et au sourire bienveillant, l'embrassa respectueusement sur les joues, la fixa droit dans les yeux et lui dit: «N'bit, N'bit.» Interloquée par cette «sortie» inattendue du lilliputien et à laquelle elle ne comprenait strictement rien, elle demanda à la vieille femme d'insister auprès de son protégé pour savoir ce qu'il voulait bien dire. Imperturbable, N'bit répéta ce qu'il avait déjà annoncé: «N'bit, N'bit» en pointant son index en direction du ventre de son interlocutrice. Cette fois, tout le monde a compris: la nouvelle famille s'apprêtait à s'enrichir de jumeaux. Du moins, dans la version de l'homme-enfant à laquelle personne ne prêtera la moindre attention. Et pour cause! Se peut-il qu'un déficient primaire puisse être doué d'un sens prémonitoire aussi poussé? Se peut-il qu'il possède, malgré lui, un sens divinatoire, c'est-à-dire la capacité spirituelle de prévoir le futur et même de le décoder? Difficile de croire à pareille sornette, et pourtant, neuf mois plus tard, juste au début du printemps, la mariée de l'été, celle-là même par qui la prophétie arrive, mettra au monde deux jolis poupons bien roses et en parfaite santé. N'bit, par hasard, serait-il pourvu d'une intelligence différente et supérieure à la nôtre? C'est possible. Mais ce qui est sûr, par contre, est que le nouveau papa, fou de joie et de fierté d'avoir eu deux mâles en une seule couche, offrira à N'bit un gros billet de 5 francs. Il lui faudra, d'ailleurs, deux heures de recherche dans les labyrinthes de la vieille ville, un jour de marché hebdomadaire, pour trouver la bicoque dans laquelle vivait N'bit. La nouvelle, évidemment, fera le tour de la région, et même au-delà. Au second mariage auquel les meddahate étaient conviées, près du port, dans le foyer d'un jeune poissonnier, les femmes n'eurent d'yeux, cet après-midi-là, que pour N'bit qu'elles dévisageaient comme une bête de cirque hors norme. Elles en avaient presque peur. L'une d'elles, pourtant, brisera la glace et prendra son courage à deux mains pour l'approcher. Arrivée à sa hauteur, elle mettra les mains sur les hanches et le fixa bien droit comme pour le provoquer. N'bit, qui sirotait la dernière cuillère de «h'rira» marqua un temps d'arrêt, et sans même la regarder, lâcha: «N'bit, N'bita». Suffoquée par une telle prophétie qui lui semblait d'autant plus absurde qu'elle se soignait depuis de années pour une stérilité quasiment incurable, elle fera, néanmoins, part au reste des invités de ce qu'elle venait d'entendre. Tout le monde sera déçu pour N'bit parce qu'il était inconcevable qu'une femme définitivement stérile puisse enfanter des jumeaux et qui plus est, un garçon et une fille, autrement dit, le choix du roi. Après quatre longues saisons qui verront le village légèrement grandir, et alors que cet épisode était totalement oublié, la femme stérile, qui avait réussi à avoir l'adresse de N'bit, toqua à la porte. Il était à peine sept heures du matin et N'bit prenait son café, ou du moins ce qui ressemblait à du café. Sans même demander la permission à ses hôtes, qu'elle salua brièvement, elle enlaça l'enfant et le serra très fort contre elle en le couvrant de baisers. N'bit ne comprenait pas, elle faillit l'étouffer. Figées par cette scène insolite, les trois meddahate se regardèrent et comprirent que la prémonition de leur mascotte s'était vérifiée. C'est, d'ailleurs, ce que confirmera l'étrange invité. Elle avait bien eu des jumeaux, un garçon et une fille. Et les accoucheuses, dans cette affaire qui tenait du miracle, resteront muettes au berceau, la bouche scotchée par quelque chose qui dépassait leur entendement. Là encore, la nouvelle s'amplifia comme un oued en crue pour monter dans toute l'Oranie. Désormais, N'bit, qui n'avait pas conscience des vagues qu'il soulevait, sera la coqueluche de tous les mariages, et même la première star avant la mariée. Des femmes viendront le consulter de très loin, au beau milieu de la fête. Et ses verdicts étaient sans appel. Tous, sans exception. Il ne se trompa pas une seule fois. Et plus les visites se multipliaient, et plus la bourse des meddahate gonflait. Les recettes étaient énormes. Un soir pourtant, N'bit, d'habitude si coopératif, refusa net toute «consultation». Il refusa même de manger, de jouer. Il tremblait, mais sans raison. Quelque chose, à l'évidence, lui faisait peur, quelque chose le terrorisait. N'bit refusa même de quitter la maison de ses hôtes, malgré l'insistance des meddahate. Elles le tireront de force pour l'en faire sortir. Affolé, au bord des larmes, le lilliputien ne cessera de répéter «N'bit, N'bit, N'bit» qui, dans le cas présent, n'avait aucune espèce de signification. C'est au détour d'une ruelle sombre et très mal éclairée, que trois hommes cagoulés et armés de couteaux bloqueront les meddahate pour faire main basse sur leurs bijoux, leurs recettes et leurs instruments. Ils feront mieux encore: ils s'empareront de N'bit et disparaîtront dans la nuit profonde, à jamais.