«Entre Fiqh et Sharî'a, quel espace pour une égalité véritable?» Depuis la création du Couple humain, la femme est éternellement le centre des préoccupations de l'homme. Ça, on le savait déjà. Mais que Lucie Pruvost nous en parle dans son livre « d'Algérie, société, famille et citoyenneté», publié à Casbah-Editions, c'est d'une certaine «condition» de femme qu'il s'agit, et c'est, pour «l'homme algérien qui raisonne», un véritable enchantement pour l'esprit et pour le coeur. On pourrait dire que cette femme-auteur, née en Algérie en 1932, pleine de vitalité intellectuelle pour enrichir la réflexion générale au sujet de la place de la femme en Islam, a essayé d'expliquer, avec une écriture limpide, ce que tout le monde aurait voulu savoir sans jamais oser le demander. Lucie Pruvost, docteur en droit, a publié de nombreux articles et monographies visant à rapporter ses observations, ses analyses et ses conclusions sur le droit de la famille en pays musulman. Avec « d'Algérie - société, famille et citoyenneté», notre auteur s'attache davantage à comprendre et à soutenir ce qu'elle appelle très justement «un combat de musulmanes». Sa référence essentielle, cible non furtive, est «Le code de la famille», promulgué en Algérie, en 1984. «En dépit des combats que l'on connaît, écrit-elle. (Ce Code) peut être diversement interprété. Pour certains, le texte a été promulgué parce que le chef de l'Etat était (elle cite Lahouari Addi) peu au courant de l'enjeu et de la signification des divergences». Mais le sentiment de Lucie Pruvost semble le suivant: «Dans une Algérie qui se voulait musulmane, on était pris en tenailles entre deux projets de société jamais réellement définis, mais pourtant vigoureusement revendiqués par leurs protagonistes. L'un, moderniste, paraissait vouloir entraîner le pays sur les voies de la laïcité et le plonger dans l'occidentalisation. L'autre, apparemment plus respectueux des éléments fondamentaux de l'identité nationale, selon l'expression consacrée, voulait en sauvegarder les composantes essentielles, l'islam en tout premier lieu.» Cependant, il faut se retenir de sombrer dans des jugements hâtifs où la plus grave aberration serait de croire que la famille traditionnelle est sous la dépendance permanente et sévère de la loi du groupe masculin et religieux qui relègue toujours la femme au simple rang de servante ou de domestique. Car des auteurs, mal informés ou élevés dans l'esprit colonial, vont sans nuance vite en besogne et comme écrit Mohammed Harbi dans «Une vie debout». «Il y a là quelque chose de particulier et que ne comprennent pas toujours ceux qui voient le vécu musulman à travers le seul filtre de la condition de la femme en terre d'islam. Ni les rapports père-mère-fils, ni du reste les rapports homme-femme, ne peuvent être saisis seulement en termes de fonctions codées». Aussi, Lucie Pruvost a-t-elle consulté directement, en les soumettant à une critique aiguë, les sources les plus fiables dans leur facture d'origine. Sa connaissance intime de la société maghrébine et bien évidemment sa grande culture islamique lui ont permis d'accéder aisément à la lecture du Coran et de la Tradition et d'interroger, avec rigueur et objectivité, et dans le texte original, les manuscrits des plus grands savants musulmans anciens et modernes. Alors que de découvertes! Que d'explications nous sont mises sous les yeux! Trois grandes parties de l'ouvrage donnent un aperçu très significatif de l'ampleur du travail accompli par l'auteur tout en précisant ses intentions et son courage éclairé : un développement théologique surprenant et fort intéressant ; une injonction sacrée de respecter et religion, mais le droit musulman puis le Code de la famille remodèlent les interprétations du Fiqh ; la recherche d'un projet de société où se manifeste un laborieux, mais émouvant combat des Algériennes. Notre auteur a soutenu la gageure de nous faire comprendre les intérêts et les attitudes qui régulent les rapports sociaux et les hiérarchies dans la famille traditionnelle et où la , urtout la mère, joue discrètement un rôle important dans la culture de sa propre famille. Alors de cette société, où «les sous lois musulmanes, et le Code de la famille de 1984 est une de ces lois, se trouvent au coeur même des contradictions», comment en parler franchement? Certains pourraient invoquer - pour se donner bonne conscience - la complexité du problème que lui confère, au reste, son caractère sacré, et les voilà tournant court, par des explications amphigouriques, à l'impossible jugement de valeur. Ils pourraient encore se réfugier derrière la prise de position sèche qui ne recourt ni à ce que devrait inspirer l'histoire des sociétés humaines ni à ce que vise le vrai, autrement dit l'idéal - ce qui doit être -, ce vers qui tend tout être. En lisant son ouvrage, nous remontons loin dans le temps, pour comprendre combien la nature de la femme en pays musulman, autrement dit «son infériorité», est liée à son comportement au Paradis et que son statut sur terre, fixé par le droit musulman, relève davantage d'un jugement de valeur inspiré par les circonstances où prédominent la parole et la puissance de l'homme, que des recommandations sacrées de Dieu. Pourtant, rien ne choque dans cet ouvrage. Il y a des textes, des arguments, des références, des vérités, tout est bon pour favoriser un dialogue serein et riche entre êtres humains libres et égaux, c'est-à-dire entre hommes et hommes, entre et , entre hommes et , tant il est vrai qu'il faudrait compter avec ceux ou celles dont «l'esprit de résistance» au progrès a quelque chose que seul entretient le déni, voire le mépris de l'autre. «L'enjeu, écrit Lucie Pruvost, est capital pour l'élaboration d'un projet de société moderne et démocratique où les sont appelées à tenir une place de citoyennes à part entière, celle que leur accorde la quasi-totalité de la législation algérienne, mais que leur refuse le Code de la famille.» Contradiction de plus, ajoutée à cent autres! Et que dire de cette incohérence difficile à justifier dans une Algérie qui se veut démocratique et populaire, des à de hauts niveaux de décision au sein de l'Etat doivent encore recourir à un wali (un tuteur matrimonial) pour consentir à leur propre mariage! «Les , fait remarquer l'auteur, jouissent donc à égalité avec les hommes des droits politiques et civiques de tout citoyen algérien... mais dans le même temps le Code de la famille de 1984 les cantonne dans un statut de minorité au sein de cet espace privé par excellence qu'est la famille.» Oh! Oui, la religion a bon dos... Et en refermant « d'Algérie - société, famille et citoyenneté» de Lucie Pruvost, on pourrait éprouver un sentiment de soulagement, de joie même. Le livre est une merveille de recherche scientifique sur les interprétations trop souvent et trop vite simplifiées du Coran, de la Tradition, du Fiqh et de la Shari'a, ainsi que sur les attitudes rétrogrades contre les droits de la femme musulmane. C'est aussi un instrument indispensable aux chercheurs de notre temps et une belle oeuvre à la gloire des algériennes qui luttent pour leur libération sociale.