Les débats d'El Watan du mois de mars dernier sur le thème « La condition juridique de la femme à l'épreuve de la hiérarchie des sexes » ont donné lieu à de riches et remarquables exposés de la part des conférencières. En cette période de confusion et de désappointement ambiant, ce forum représente, pour les nombreux présents, un lieu d'expression et de réflexion autour des problèmes qui agitent la communauté nationale. La réflexion s'est focalisée sur une notion clé : la discrimination sexuelle dans son inscription juridique. L'enjeu porte sur la notion de sujet de droit et ce qu'elle charrie comme affirmation de l'être, de l'individuation, de droit, de liberté et enfin de responsabilité. Or, le statut de la femme, comme souligné par l'une des intervenantes, demeure l'une des questions les plus controversées des pays du monde arabo-musulman qui n'a pas fini de susciter des débats passionnés sur son harmonie avec les conceptions modernes des droits de l'homme. Une citoyenneté mise à mal par l'ambivalence du discours politique et juridique Cependant, et à l'instar de ces pays, l'Algérie n'y échappe pas et adopte en la matière une position d'ambivalence, voire franchement « de duplicité », à l'égard du droit positif et notamment du système normatif international. Si le statut personnel est le paradigme d'un droit positif produit à partir du fiqh et de l'interprétation de la chari'a par les législateurs, comme tentent de l'expliquer certains juristes, en revanche, il est paradoxal de constater que le débat sur l'évolution du droit musulman est souvent réduit à celui de l'évolution du droit de la famille et particulièrement au rôle assigné à la femme dans la famille et dans la société. Dans tous les autres domaines et à un rythme différent selon les pays, le changement se fait sans heurts. En effet, pour ce qui est de l'Algérie, cette ambivalence juridique se caractérise, tel que l'écrit M.C. Salah-Bey, par certaines dispositions du code civil qui constituent le droit commun et s'étendent d'une façon générale aux branches du droit privé et du droit public (les sources du droit, la promulgation de la loi, le principe de non-rétroactivité, les notions de contrat et de responsabilité...) qui relèvent donc du positivisme juridique, alors que le code de la famille entend s'ériger en un ordre distinct de manière à éluder la subordination de la chari'a au droit civil(1). Le code civil s'inscrit dans une logique plurielle à travers sa pluralité de source (art.1er), le code de la famille dans une logique unitaire et hégémonique à travers le cadre étriqué de sa codification(2) du fait que le statut personnel est érigé en domaine réservé, de sorte que toute loi qu'il n'a pas intégrée est vouée à l'exclusion au sens de l'article 223(3) mais aussi du fait que la dimension nécessaire à l'élaboration d'un droit positif tel l'apport de la jurisprudence, des usages et des pratiques dans un domaine aussi sensible que celui de la famille a été occulté et marginalisé(4). C'est dire que le code de la famille, ainsi que l'observe à juste titre Lucie Pruvost, « reflète bien les contradictions dans lesquelles ce dualisme juridique enferme les algériennes. Celles-ci sont véritablement écartelées entre deux systèmes, aux principes et aux solutions tout à fait antinomiques. »(5) A priori, l'exercice plein et entier de la citoyenneté est un principe constitutionnel qui transcendent les barrières de sexe, de l'origine ou de rang social. La Constitution algérienne consacre dans son article 29 le statut de citoyenne et le droit à l'égalité des chances et à la jouissance des libertés individuelles et collectives. Cet article stipule que « Ies citoyens sont égaux devant la loi sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe, d'opinion ou de tout autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ». Mieux, l'article 31 assigne aux institutions la responsabilité et « la finalité d'assurer l'égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens et citoyennes en supprimant les obstacles qui entravent l'épanouissement de la personne humaine et empêchent la participation effective de tous à la vie politique, économique, sociale et culturelle ». Le concept de la « personne humaine » utilisé dans la Constitution est interprété comme l'expression de la volonté du constituant algérien à gommer la différenciation des sexes. Plus loin, l'article 51 de la Constitution proclame explicitement un attribut essentiel de la citoyenneté qui est loin d'être une évidence dans de nombreux pays de l'aire arabo-musulmane : « l'égal accès aux fonctions et aux emplois au sein de l'Etat ». De même, l'article 34 garantit l'inviolabilité de la personne humaine et proscrit toute forme de violence physique et morale alors que l'article 140 énonce que la justice est fondée sur les principes de légalité et d'égalité. Elle est égale pour tous, accessible à tous et s'exprime par le respect du droit. Néanmoins, s'il est vrai que la législation algérienne consacre formellement au plan pénal, commercial ou social, l'égalité des hommes et des femmes dans l'exercice de leurs droits politiques, socio-économiques et culturels ; il n'en demeure pas moins que du point de vue matrimonial, le statut de la femme tel que régi par le code la famille est franchement discriminatoire et reste en contradiction, par ses divers aspects, avec le principe d'égalité affirmé par la Constitution et les principaux instruments internationaux relatifs aux droits humains, ratifiés par l'Etat algérien depuis l'indépendance. Le droit algérien de la famille confine la femme dans un statut de minorité au sein de cet espace privé par excellence qu'est la famille et perpétue à son égard des discriminations que cela soit lors de la formation de la relation matrimoniale, en cas de dissolution de cette relation et dans l'organisation du régime successoral. A chaque fois que la question de l'amélioration du statut juridique des femmes est soulevée, l'accent est mis sur le respect des valeurs morales et des prescriptions religieuses, en rappelant de façon récurrente et rhétorique la nature sacrée et immuable de ces dernières, valables pour tous les temps et tous les lieux. C'est donc malgré elles que les femmes s'y trouvent corrélativement projetées au-delà du politique dans l'ordre du sacré, de l'éthique et du social communautaire. Il faut remarquer qu'en 1959 déjà, à l'époque de l'occupation coloniale, les amendements initiés par Mlle N. Sidraka, secrétaire d'Etat du gouvernement d'alors, en matière de mariage (l'âge minimum des futurs conjoints fixé à 15 ans pour la jeune fille et 18 ans pour l'homme, consentement mutuel, forme publique par devant l'officier d'état civil) et la dissolution du mariage par la seule voie judiciaire visant l'émancipation de la femme de toute tutelle familiale et religieuse particulièrement de la polygamie et de la répudiation – et introduits en vertu de l'ordonnance n° 59 - 274 du 4 février 1959 complétée par le décret 59 - 1098 du 17 septembre de la même année(6) sont vigoureusement condamnés par le Front de libération nationale sous prétexte du sacro-saint principe de la résistance culturelle et civilisationnelle face à l'ordre colonial et la protection du « statut personnel » de toute assimilation au droit napoléonien et colonial. Ce décret a tenté de faire combiner les dispositions du code civil français avec les coutumes et les règles du droit musulman visant à clarifier les concepts d'une manière nouvelle, soit en les faisant évoluer vers une modernisation à laquelle appelaient aussi les réformistes musulmans de la fin du XIXe siècle,se préoccupant du statut juridique autant que social de la femme. Le décret du 17 septembre 1959 reprend la répudiation comme institution du droit musulman, mais introduit en plus les causes de dissolution du divorce civil et ce qui en découle comme dommages-intérêts. Le terme répudiation est substitué par « la volonté unilatérale » du mari de dissoudre le lien conjugal soumis préalablement à la procédure judiciaire. Pour M. Issad, ce texte a essayé de mettre un peu d'ordre dans la réglementation en vigueur, mais l'atmosphère politique dans laquelle il a été pris lui a enlevé beaucoup de sa portée. Le décret donnera à cette matière (mariage et divorce) les contours qu'elle conservera jusqu'à 1975. Une ambivalence qui remonte à la période coloniale On a tendance à l'occulter, le dualisme du droit de la famille trouve son origine, en partie, dans l'ère coloniale. Quoi qu'on dise, c'est un héritage de cette période du fait que l'administration coloniale a progressivement soumis des segments entiers de la sphère juridique à sa propre législation tout en laissant le soin au droit musulman et/ou droits coutumiers et locaux de régir « le statut personnel » avant de tenter de le codifier, comme on l'expliquera ci-après. Le début de la colonisation est marqué par une pénétration progressive et timide du législateur colonial et même de la jurisprudence dans le domaine du statut de la famille algérienne(7). Par la convention du 5 juillet 1830 signée entre le dey Hussein Pacha et le comte de Bourmont, général en chef de l'armée française, celui-ci s'engage à ce que « l'exercice de la religion mahométane restera libre ». Ainsi, le décret du 1er octobre 1854 institue, en matière civile, une justice musulmane indépendante de la justice française. La distinction entre les deux ordres de juridiction est explicitée par le rapport de présentation : « les tribunaux français continuent à connaître de tous les délits contre la sûreté de l'Etat, contre les personnes et contre les propriétés ; les tribunaux indigènes restent, de leur côté, juges de toutes les questions d'Etat, de toutes les contestations civiles entre les musulmans »(8). Mais cette relative indépendance ne dure pas(9). Ce décret est repris et complété par le décret de 1859 qui instaure de façon définitive l'option de législation, qui remet vite en cause l'engagement pris, et qui traduit la tendance coloniale à l'assimilation par l'intervention progressive et « la pénétration du droit matrimonia »(10). L'article 1er de ce décret impérial sur la nouvelle organisation : de la justice musulmane stipule que « la loi musulmane régit toutes les conventions et toutes les contestations civiles et commerciales entre indigènes musulmans ainsi que les questions d'Etat. Toutefois, la déclaration faite dans un acte par les musulmans qu'ils entendent contracter sous l'empire de la loi française entraîne l'application de cette loi et la compétence des tribunaux français ». D'autres textes portant sur l'organisation de la justice musulmane en Algérie sont intervenus par la suite (décrets du 10 sept 1886 et du 17 avril 1889) et qui ont introduit le choix par option implicite et offrirent la possibilité de renoncer, en matière de « statut personnel et des successions » par une déclaration expresse à leurs droits et coutumes pour se soumettre à la législation française(11). Mais, l'étendue de la compétence ratione personnae de l'ordre juridictionnel musulman, ainsi que l'observe Lucie Pruvost, va se trouver sensiblement atteinte par le sénatus-consulte de 1865 « sur l'état des personnes et la naturalisation en Algérie ». Ce texte crée en effet un nouveau critère de rattachement des Algériens à la justice musulmane en offrant à tout musulman, qui en fait la demande, la possibilité d'accéder à la citoyenneté française avec les droits et obligations qui en découlent, et institue de ce fait la distinction entre le statut de « citoyen » et de non- citoyen et ou « sujet » et deux niveaux d'appartenance basés sur le critère du « statut personnel » et religieux. « L'indigène musulman est français ; néanmoins, il continuera d'être régi par la loi musulmane, peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie, peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français ». Dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France(12). Cette distinction et cette incompatibilité ainsi énoncées entre citoyenneté et statut personnel local dureront jusqu'à 1944 lorsque fut promulguée l'ordonnance du 7 mars 1944 relative au statut des Français musulmans d'Algérie mais qui donne naissance au système inégalitaire et discriminatoire du double collège. L'ordonnance du 23 novembre 1944 sur l'organisation de la justice musulmane en Algérie comprend des dispositions plus nettes ainsi conçue : Art 1er : « Les musulmans résidant en Algérie continuent à être régis par leurs droits et coutumes en ce qui concerne leur statut personnel, leurs successions et ceux de leurs immeubles... » Art 4 : « En ce qui concerne le statut personnel et les successions, les musulmans sont régis par le rite auquel ils appartiennent ou si le rite est incertain, par les coutumes de leur pays d'origine. La dévolution d'une hérédité s'opère conformément au rite auquel appartenait le défunt. L'état et la capacité des parties s'apprécient d'après leurs coutumes personnelles ». Ainsi, aux termes de l'article 3 du décret du 17 avril 1889 et l'article 3 de l'ordonnance du 23 novembre 1944, tout Algérien avait la possibilité d'opter pour le code civil français ; néanmoins, l'attachement des populations algériennes musulmanes aux tribunaux musulmans a été constant et quasi généralisé du fait de la parenté entre le statut civil des personnes et l'ordre sacré du religieux(13), et se voyaient faire application dans leur grande majorité les prescriptions du rite malékite et ce, hormis la Kabylie qui est régie en vertu du décret du 29 août 1874 par une législation propre, élaborée à partir du dé but du siècle sur la base des coutumes kabyles(14) et la communauté mozabite au sud du pays soumise au rite ibadite. (A suivre ) Notes de renvoi 1) Mohamed Cherif Salah-Bey : « Le droit de la famille et le dualisme juridique », RASJEP, 1997 n° 3, p.923 2) Souad Bendjaballah : Le code de la famille : un code de conduite pour les femmes ?, in Femmes et développement, Oran éd. CRASC, 1995, p.189 3) L'article 223 du code de la famille stipule que « toutes les dispositions contraires à la présente loi sont abrogées » 4) Souad Bendjaballah : Le code de la famille : un code de conduite pour les femmes ?, op. cit p.189 5) Lucie Pruvost : Femmes d'Algérie. Société, famille et citoyenneté, Casbah éditions, Alger 2002, pp.21-22. 6) Se référer utilement à l'étude de Mohand Issad : Le rôle du juge et la volonté des parties dans la rupture du lien conjugal, RASJEP, déc. 1968 n° 4, pp.1065-1090 7) Ghaouti Benmelha : Le droit algérien de la famille, OPU Alger, p.19 8) Rapport Vaillant sous D.1. du 01/10/1854, in Lucie Pruvost : Femmes d'Algérie ... , op. cit. p 114 9) Lucie Pruvost, idem 10) Cf. C.BONTEMS : Une technique jurisprudentielle de pénétration du droit matrimonial français en Algérie : l'option de législation, RASJEP, 1978 n° 4, numéro spécial en hommage à Claude Collot, pp.37-68 qui donne un éventail de textes régissant cette option. 11) Lucie Pruvost : Femmes d'Algérie., op. cil. p. 128, voir aussi Ghaouti Benmelha : Le droit algérien de la famille, op. cit. p.19 12) Sénatus-consulte du 14/07/1865 sur L'état des personnes et la naturalisation en Algérie, (art. 1 et 2) cité par Lucie Pruvost, idem p.133 13) Nouredine Saadi : La femme et la loi en Algérie, op. cil., p.44 14) Décret du 29/08/1874 relatif à l'organisation de la justice en Kabylie, avec le « rapport du ministre de la Justice au président de la République », ESTOUBLON, 1. 437 cité par Lucie Pruvost : op. cit. p.119, voir également Nadia Aït Zaï : Le droit musulman et les coutumes kabyles, RASJEP 1995 n° 2, pp. 305-312. L'auteur est doctorant, député RCD, vice-prsident de la commission des affaires juridiques, administratives et des libertés au sein de l'APN.