Le fait qu'il y ait eu reconnaissance des coutumes locales, notamment de Kabylie et du M'zab, ne signifie nullement que le statut des femmes sous ces régimes était meilleur que celui des Algériennes de rite malékite. Bien au contraire. Leur statut d'infériorité était en-deçà des possibilités que conférait le fiqh de l'école malékite aux femmes musulmanes et certaines de ces coutumes étaient en totale contradiction avec les prescriptions coraniques. Nous citerons pour preuve l'exemple le plus connu de la femme kabyle qui était exhérédée de succession – et ce, à l'issue de la décision prise par la confédération des villages de Kabylie dite « Tajmaât n Tnach », vraisemblablement en 1748 – ou qui était déchue de son droit de garde lorsque l'enfant de sexe masculin atteignait à peine l'âge de deux ans, ou encore en matière de dissolution du mariage qui attribue au mari, non seulement un droit exclusif de répudiation, mais aussi le pouvoir de soumettre la libération complète de son épouse et son éventuel remariage au paiement, par le prétendant, d'une « Lafdi'a » ou d'une indemnité (s'agit-il d'une rançon ?) qu'il a toute latitude de déterminer. La femme kabyle ne bénéficiant pas des autres formes de divorce admises par le droit musulman classique. Le montant revendiqué par l'époux est parfois si exagéré qu'il équivaut à une véritable proscription de remariage et qui fait de l'épouse répudiée une femme « yetwaelqen » (suspendue à la volonté du mari). Une pratique coutumière si injuste à l'égard des femmes. Aussi, le législateur colonial est intervenu par la promulgation du décret 1931 « réglementant la condition de la femme kabyle » en matière de divorce et de répudiation. Ce décret interdit au mari répudiant d'exiger de la femme répudiée ou de ses parents le paiement d'une quelconque indemnité, exception faite pour le remboursement de la dot qui ne saura excéder le montant versé au moment du mariage, et reconnaît désormais à la femme la faculté à demander le divorce pour sévices conjugaux, abandon du domicile conjugal par le mari plus de trois ans, insuffisance d'entretien ou absence remontant à plus de deux ans ou enfin pour condamnation à une peine afflictive et infamante. Des cas où l'on retrouve une influence notable des dispositions du droit malékite et qui laissent penser, comme tente de l'expliquer Mme Aït Zaï, que l'objectif visé par ce décret est de rétablir un équilibre de statut entre les femmes algériennes. Ce décret reconnaît en outre le droit à la veuve dans la succession de son mari, à la fille dans celle de son père et un droit d'usufruit dans celle de sa mère. Par la suite, l'intervention du législateur colonial, en matière de statut personnel, s'est faite de plus en plus grande, et en profondeur par des tentatives de « francisation » du droit. Il y a eu des textes sur l'état civil, les lois du 11 juillet 1957 « portant réforme du régime des tutelles et de l'absence en droit musulman », celle portant sur l'interdiction judiciaire et la preuve du mariage contracté en Algérie suivant les règles du droit musulman. L'ordonnance du 4 février 1959 et le décret d'application ci-dessus mentionnés, applicables sur tout le territoire de l'Algérie, à toutes les personnes de statut civil local, donneront à la matière du mariage et de sa dissolution les contours qu'elle conservera jusqu'en 1975. Ce dernier décret confirme le mouvement d'intervention dans le domaine du statut familial et l'orientation générale de l'ensemble de la jurisprudence des tribunaux français ainsi que du décret de 1931 sus-cité. La possibilité donnée aux populations algériennes d'opter pour la législation française dépasse largement la simple commodité juridique. Lucie Pruvost relève très justement à cet effet que « l'organisation française de la justice musulmane autant que les moyens d'y échapper, par option de législation ou naturalisation, semblent bien avoir atteint tout un peuple dans son identité ». Considérée comme une véritable agression dans le domaine privé de la famille, l'idée d'une « modernisation » des institutions familiales a certainement été disqualifiée pour une part non minime en raison de son origine étrangère à la culture algérienne, mais surtout du contexte de domination dans lequel elle a tenté de prendre corps(15). La notion même de « statut personnel » en est sortie disqualifiée. C'est du moins de la sorte qu'il convient d'appréhender et de comprendre le souci du législateur national algérien à vouloir à tout prix procéder à « la décolonisation du droit de la famille » au centre duquel se posait la question suivante : fallait-il maintenir en vigueur le décret de 1959 ou l'écarter au profit du droit national souverainement élaboré et adopté ? Regression et archaïsme Le code de la famille est l'illustration idoine de toutes les désillusions. Il devint évident qu'aussitôt l'indépendance acquise, le problème de la situation de la femme s'imposa comme principal enjeu des projections de développement et de la construction de l'Etat national. L'immense espoir qu'avait généré le mouvement de libération, conjugué à l'accélération de la décolonisation, l'ampleur des luttes sociales et féminines dans le monde et les exigences de l'industrialisation au niveau interne, a très vite fait place à une grande déception. Les questions liées à l'infériorisation de leur statut, posant par là même les conditions de leur nécessaire émancipation sont constamment différées. La dichotomie du discours officiel qui s'évertuait démagogiquement pendant vingt années à vouloir à la fois maintenir les femmes dans la sphère du privé tout en leur imposant plus ou moins explicitement d'incarner les identités nationales et participer au développement économique, social et culturel du pays a subrepticement fait le reste. A l'inverse de la Tunisie et du Maroc qui avaient respectivement légiféré dès 1956 et 1957, l'Algérie indépendante estimait avoir d'autres urgences à résoudre que de légiférer dans l'immédiat sur le statut de la femme et de la famille. Depuis, cet argument de la hiérarchie des priorités n'a cessé d'être invoqué pour renvoyer aux calendes grecques tous les appels à la promulgation d'un code en vue d'une adaptation à la situation sociale effective qui devrait réserver, selon l'expression de M. Mohamed Bedjaoui, alors ministre de la Justice, garde des Sceaux, « Ia meilleure place aux solutions qu'il faudra bien s'ingénier à inventer pour enrayer les divorces, la répudiation, l'abandon de famille, considérés dans une typologie sociologique comme un seul et même fait : la rupture volontaire, généralement due au mari, du lien matrimonial »(16). Par une loi votée par l'Assemblée nationale constituante au terme de sa première session, il a été décidé la reconduction, jusqu'à nouvel ordre, de la législation en vigueur au 31 décembre 1962, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale. C'est pourquoi les lois du 11 juillet 1957 sur l'absence, la tutelle des mineurs et l'interdiction judiciaire suscitées et notamment l'ordonnance du 4 février 1959 et du décret du 17 septembre 1959 relatifs au mariage et à la dissolution du mariage furent maintenus. Mais la confusion est née dès la promulgation de l'ordonnance du 5 juillet 1973 abrogeant toute la législation antérieure à partir du 5 juillet 1975. Ce vide juridique a été néanmoins comblé et corrigé par la tendance de la Cour suprême qui, en la matière, voue « une fidélité intransigeante au droit musulman et aux auteurs anciens », selon les termes du professeur M. Issad(17). De ce fait, la jurisprudence a emboîté le pas de ce dualisme juridique avant la promulgation du code de la famille. Une position de principe constante de la Cour suprême confortée par l'article 1er du code civil ainsi rédigé : « La loi régit toutes les matières auxquelles se rapporte la lettre ou l'esprit de l'une de ces dispositions en l'absence d'une disposition légale, le juge se prononce selon les principes du droit musulman et, à défaut, selon la coutume, le cas échéant, il a recours au droit naturel et aux règles de l'équité ». Pour ce qui est de la coutume, des arrêts de la Cour suprême excluant la coutume d'exhérédation de la femme kabyle et celle accordant le droit de garde de préférence à la branche maternelle ont affirmé le principe de la primauté du droit musulman sur celle-ci. Il s'agit des arrêts rendus en avril et juin 1967. Quant au droit naturel, il est hors de question de l'étendre au statut personnel, selon le professeur M. C. Salah Bey, car il ne saurait exister de droit transcendant à la chari'a. C'est en l'état de cette évolution que le droit algérien se trouve être confronté aux problèmes de son contenu et de son orientation face à une opinion très divisée où se reflètent la diversité et la contradiction des options des modes de vie effectifs dans la société. Aujourd'hui, on le sait, le présent code de la famille augurait déjà d'un certain type de projet de société. Adopté à la hussarde et dans la confusion, ce texte est, pour paraphraser N.Saadi, « Ie résultat précaire et contesté d'une longue lutte heurtée faite de polémiques et de nombreux projets inaboutis(18). Il est la conséquence logique des rapports de force, de la fuite en avant des pouvoirs publics et des tergiversations qui ont miné le débat public national ». D'autant, de nombreux projets n'ont pu être menés à terme. Le premier avant-projet de code de la famille date de 1963-1964 ; il n'a jamais vu le jour en raison des querelles idéologiques qui opposaient, au sein même de la commission chargée d'élaborer un code, des partisans de l'orthodoxie musulmane et réformistes partisans d'une « modernisation » de la famille et de la société. Puis, lui succédèrent ceux de 1966, 1973, 1980 et 1981. Ce dernier, intitulé « Projet de loi relative au statut personnel », a été retiré par le gouvernement le 24 janvier 1982 après avoir été soumis à la plénière de l'Assemblée nationale le 29 septembre 1981 et débattu – parfois avec passion – et ce, à l'issue de la « levée de boucliers » qu'il a provoquée parmi les femmes et le mouvement d'opinion suscité par la mobilisation des militantes des droits des femmes (enseignantes, étudiantes, médecins...) encouragées, il est vrai, par le soutien d'anciennes moudjahidate, des avocats du barreau d'Alger(19) et d'universitaires de diverses tendances. Force est de préciser que certaines dispositions de ces avant-projets sont paradoxalement mieux imprégnées du sens de l'équité et des réalités sociologiques et sont relativement moins enclines à la discrimination et l'inégalité. A titre d'illustration, les avant-projets de 1973 et 1980, à l'instar du code tunisien et de l'ordonnance de 1959, avaient suggéré d'une part la suppression de la répudiation en mettant les époux sur un pied d'égalité devant le divorce judiciaire et d'autre part l'émancipation de la femme de la tutelle matrimoniale lors de la contraction du mariage. L'article 3 de l'avant-projet de 1973 indiquait qu'« il n'y a pas de mariage sans le consentement des futurs époux. Le consentement doit être explicite, non équivoque ( ... ) il doit être exprimé publiquement et en personne... » ; celui de 1980 précisait que le consentement devait être donné personnellement. C'est pourquoi l'on mesure l'incommensurable gâchis qui fait apparaître les lignes générales d'une évolution à rebours. Les ambitions de développement et l'édification d'une société juste et égalitaire tant proclamées se sont avérées des chimères. Avec l'adoption du code en 1984, marquée par la consolidation progressive de l'option « patriarcale », la régression et l'archaïsme ont pris le pas sur la prétendue amorce de la dynamique sociale avisée. Signe des temps, les dispositions de ce code ne sont pas l'expression du simple poids des avatars sociologiques et traditionnels, mais de la volonté du législateur de « retraditionnaliser » et de « ré-islamiser » au présent, la sphère tant familiale qu'individuelle, à partir d'éléments diffus, passéistes et décontextualisés de la tradition musulmane...aux seules fins de légitimation et de reproduction du système social et politique de domination. L'auteur est : Doctorant, député RCD, vice-président de la commission des affaires juridiques,administratives et des libertés au sein de l'APN. Notes de renvoi 15) Lucie Pruvost. Femmes d'Algérie..., op. cit. p.150 16) A propos des buts visés par le projet de code de la famille que le ministère élaborait depuis quelques années, discours de M. Mohamed Bedjaoui, ministre de la Justice, garde des Sceaux, lors de la séance d'ouverture du colloque organisé les 8, 9, 10 mai 1968 par la faculté de droit et des sciences économiques d'Alger (en collaboration avec le ministère de la Justice et l'Ordre national des avocats) consacré au problème de « L'instabilité de la famille et le droit de l'enfant au Maghreb », RASJEP, no4, déc 1968, p.1049. 17) M. Issad : Le rôle du juge et la volonté des parties dans la rupture du lien conjugal, op. cit, p.1 072. 18) Nouredine Saadi : La femme et la loi en Algérie, op.cit.p.44 19) Lucie Pruvost note que les avocats du barreau d'Alger s'engagent à leur tour dans la lutte par la publication d'un document dans le quotidien El Moudjahid du 12 janvier 1982. Ils se fondent sur deux principes. Le premier est posé par la charte nationale (l'interdiction de l'exploitation de l'homme par l'homme). Le second s'inspire de la religion : l'Islam est une religion de progrès qui évolue à travers l'histoire et s'adapte aux données de chaque époque. Entre autres modifications suggérées, un régime successoral fondé sur l'égalité totale des sexes, transfert de la tutelle de plein droit en cas de décès du père, suppression de la tutelle matrimoniale, restriction de la polygamie... cf. Lucie Pruvost : Femmes d'Algérie..., op.cit.p.271 le statut -p 23- ed du 25/4.