«Le débat sur la torture doit prévenir les atrocités qui ont encore cours aujourd'hui.» La Cinémathèque algérienne s'est transformée le temps d'un après-midi, en un lieu de mémoire. Les cheveux gris et les crânes dépouillés étaient en nette supériorité numérique, même si on assiste, ces derniers mois, à un intérêt croissant de la jeune génération au sujet de l'Algérie sous le règne colonial. La projection du film La Question de Laurent Heymann, réalisé en 1977, était, en fait, une séance de présentation d'Henri Alleg, une carte de visite en son et lumière. Ainsi, le personnage pouvait faire l'économie d'une rétrospective biographique de sa personne, un exercice laborieux de monotonie. Le débat qui suivra n'en sera que plus pertinent. «Ce film a été présenté à Alger, il y a vingt-sept ans, en première mondiale», tiendra à rappeler l'hôte d'honneur. «En France, une censure officieuse l'a pénalisé.» Boudjemaâ Karèche saisit cette occasion inespérée de parler de son enfance. Il succombe à la tentation et raconte les lectures publiques d'Alger républicain qu'il faisait en compagnie de deux acolytes au café du club sportif l'Etoile Rouge de Ben Aknoun. Trapu, les yeux cachés derrière des verres d'une imposante épaisseur, Alleg séduit son auditoire, particulièrement la jeune génération, face à lui, peut-être, pour la première fois. Il est clair que la torture allait être le sujet principal du débat délicat, mais Alleg avait en sa faveur la reconnaissance d'un pays et un esprit vif et large. Militant sur les pages d'Alger républicain contre les actes commis sur les autochtones au nom de la France et des Français par l'armée française, le combat d'Alleg scellait un idéal humaniste au devenir d'un peuple. «Notre récompense est de voir un drapeau algérien flotter sur cette ancienne colonie.» Le film de Laurent Heymann illustre la période, sans doute, la plus incertaine que devait vivre Alleg. Emprisonné pour ses écrits, il sera torturé et maintenu en détention. Son compagnon sera tué violemment, mais son assassinat jamais reconnu. Pour remettre le film dans un contexte historique il dira: «Depuis les années 50, grâce à une évolution des idées, il était clair pour certains que le peuple algérien n'allait pas accepter cette situation d'esclavagisme éternellement. Mais une stupidité partant de l'idée partagée en haut lieu, que l'Algérie était la clef de voûte de l'empire français et que, si on la laissait échapper, d'autres possessions allaient faire de même, justifiait tous les dépassements». Avant de poursuivre: «Le respect de la dignité de l'homme est ce qu'il faut, plus que tout, garder à l'esprit. C'est du moins ce qui nourrissait notre combat. Ceux qui se sont battus pour l'Algérie, l'ont fait en réalité pour tous les peuples qui subissaient la même injustice... Deux générations en France ont grandi sans savoir qu'il y a eu une vraie Guerre en Algérie. Aujourd'hui, elle, qui n'est en rien responsable des actes de leurs aînés, veut savoir. C'est peut-être pourquoi les politiques actuels tendent à débloquer le débat... Ce qui s'est passé hier en Algérie se passe aujourd'hui ailleurs dans le monde. C'est là que le combat doit prendre son sens. On doit prévenir les atrocités futures.» Le discours manifestement adressé aux jeunes, présents dans la salle, les encouragera à prendre part au débat. «Le devoir de mémoire n'appelle-t-il pas à un devoir de repentance?», s'enquit un jeune homme. «La repentance est une hypocrisie. Les dirigeants ont tout fait pour que justice ne soit jamais rendue», répondra Alleg en citant l'exemple de l'amnistie dont bénéficient les éléments impliqués dans les actes de torture. «Il existe une différence de taille entre une grâce et une amnistie. La grâce annule la sanction, mais pas le jugement. Quant à l'amnistie, les deux sautent, de sorte que, juridiquement, ceux qui en bénéficient sont blancs comme neige.» «La justice n'est pas pour assouvir une vengeance, mais doit être une quête d'exemplarité», conclura-t-il.