«Etre aussi un acteur de l'histoire de son pays». Il était attendu, le voici en Algérie, le livre de Mohammed Harbi. Il a pour titre Une vie debout, et en sous-titre Mémoires politiques, tome 1: 1945-1962. (*) En page 1 de la couverture, est reproduite une vraie photographie d'identité de l'auteur dont le regard, le sourire et même la pose annoncent le charme conséquent et prometteur des 420 pages toutes écrites d'une plume alerte et sûre. Elles sont aussi toutes chargées de mémoires offertes au lecteur avisé et friand de révélations autobiographiques capables de contribuer à rendre à l'histoire de l'Algérie son authentique Histoire. Point de doute donc que le fin lecteur ne comprenne, une fois le livre lu, l'humour que l'auteur tranquille glisse dans ces lignes: «Mes professeurs trouvaient que je n'avais pas l'esprit scolaire. L'un d'eux, M.Shall, qui m'avait suggéré de suivre des cours de mathématiques avec lui, s'était heurté à un refus poli. Il se mit à me persécuter et m'affubla d'un sobriquet», «Ouistiti», que mes camarades reprirent un temps. «Votre sourire sarcastique m'agace», me disait-il. Il en agacerait bien d'autres après lui... Chose facile à vérifier dans ce livre. Mohammed Harbi s'est fait connaître par ses travaux et ses prises de positions publiques, depuis plusieurs années, déjà. A l'âge de 69 ans maintenant, il est reconnu comme un historien critique de l'Algérie contemporaine. Avec son ouvrage Une vie debout, il s'implique totalement et de plein droit en qualité de «témoin» dans le fait historique algérien daté 1945-1962. Sous son témoignage, les faits deviennent des renseignements de valeur probante, nonobstant les éventuelles contre-épreuves qui seraient présentées par d'autres opinions. Son rôle - notre auteur étant acteur aussi - est évidemment complexe dans la mesure où il est «juge et témoin». Les faits risquent d'avoir une importance variable dépendant de l'appréciation à la fois de l'historien et du témoin. Mais, très jeune, à El-Harrouch, sa ville natale, Harbi avait déjà, écrit-il, «le goût - et le courage - de dire la vérité». Cette conviction, comme d'autres convictions, est restée ancrée en lui. «Tout au long de mon parcours», affirme-t-il. Aussi, semble-t-il, Mohammed Harbi, historien de raison et rompu à la critique des faits, a pu, par choix et résolument (peut-être plus que ses devanciers dans des «autobiographies pour renseigner»), se risquer, en toute conscience, à l'objectivité historique. Il s'est engagé à éclairer bien des points d'histoire, à corriger bien des interprétations, à expliquer bien des faits rendus flous par des philosophies au service d'intérêts les plus divers. Encore qu'il soit vrai que, comme l'a dit P. Valéry: «L'histoire justifie ce que l'on veut: elle contient tout et donne des exemples de tout.» Mais à la parole humaine, Mohammed Harbi s'est évertué à adjoindre «le vécu de l'Algérie d'alors» et «un mot magique: nation». il s'explique: «Le but que je vise n'a rien à voir avec des «confessions» (c'est) une activité intellectuelle cherchant à rendre intelligible le présent de la société algérienne et une préoccupation politique visant à n'être pas seulement un observateur, mais aussi un acteur de l'histoire de son pays (...) Je me fais, en quelque sorte, historien recueillant un témoignage - le mien - sur une époque ; et je me fais sociologue recueillant une «histoire de vie» pour accéder à la compréhension interne d'une société.» Notre auteur commence alors par le commencement. Il présente la «géographie de (son) milieu familial». Ou plutôt, il se raconte avec une émouvante fascination, sans que toutefois celle-ci soit une fascination de nostalgie. Son enfance est «une enfance privilégiée». Il écrit: «Je parle de ma famille comme d'une tribu (...) Le père est de surcroît, l'organe de la tradition, l'interprète de la coutume, l'arbitre des moeurs.» Il parle des dont la vie «n'était pas facile» et de sa mère qu'il vénère et qui «n'était soumise que face aux autres (...) Refuge, ma mère savait être notre avocate auprès de mon père». Il poursuit son attachant récit tout en analysant avec force détails la vie communautaire des Algériens de sa région face à l'administration coloniale, d'autant que, rappelle-t-il, «A cette époque, la scène politique n'était pas un marché ouvert». Il prend un plaisir immense (et nous avec lui) à nous faire connaître toute sa tribu dominée par la figure de son grand oncle Ahmed, Baye Sidi «qui était la référence de toute la famille, des riches comme des pauvres, eux aussi fascinés par le rang... C'était une psychologie analogue à celle de ces «petits blancs» pieds-noirs, fiers et arrogants». Puis, «A partir de 1936, la famille se rassemble autour de Baye Salah: un «musulman» (moslem), disait-on de lui, c'est-à-dire un homme de devoir». L'auteur se souvient également de toutes ses activités de jeunesse. Il analyse le contenu de la cohabitation des juifs, des chrétiens et des musulmans. Il précise la base des relations de vie quotidienne entre les Algériens et les colons. Il se rappelle, avec beaucoup d'esprit, ce que lui a apporté l'école coranique et «la falaqa» et, avec une franche objectivité, ce que lui a enseigné l'école française (section indigène, puis section européenne) dans le Primaire à El-Harrouch et, à l'adolescence, dans le Secondaire à Skikda. Il a douze ans lorsqu'il arrive dans cette ville. «Ce fut, écrit-il, une étape importante de ma formation militante». Il évoque «l'importance de ces cafés, de ces salons de coiffure et autres lieux qui constituaient des réseaux». Dans ces lieux privilégiés, il rencontre des camarades de son âge imprégnés d'idées patriotiques et entre dans l'action militante. A quinze ans, il adhère au MTLD et bientôt, il côtoie de nombreux militants et hauts responsables nationalistes. Et «très vite aspiré vers le haut de l'appareil», il quitte Skikda, fin octobre 1952, pour Paris et c'est «au collège Sainte-Barbe, écrit-il, que l'allais poursuivre ma scolarité et mon militantisme». Il ajoute plus loin: «La France fut mon principal espace d'intervention.» De fait, il aura aussi un autre long parcours durant la lutte de libération nationale: «Ce parcours à travers le monde, précise-t-il, comme représentant de mon pays.» Dans le reste de l'ouvrage, Mohammed Harbi traite, chapitre après chapitre, de questions de première importance comme «La scission du MTLD», «Du MTLD au FLN», «La Fédération de France du FLN», «Le moment européen», «Au cabinet de Belkacem Krim», «Vers une armée-Etat», «Chronique égyptienne», «Chronique africaine», «Face à l'implosion du FLN...»... Ainsi les objectifs de cet ouvrage Une vie debout deviennent clairs: «Raconter non pas seulement une histoire, mais l'Histoire.» On pourra juger de la fidélité de l'auteur à l'Histoire et de l'excellence de son témoignage. En effet, n'ayant d'autre espérance que celle d'être resté fidèle à ses idéaux, Mohammed Harbi le proclame en toute humilité et en ces termes: «J'ai été militant, membre actif d'organisation et de partis. Je ne le suis plus. J'ai eu des responsabilités étatiques et n'en ai plus. Je suis passé des couloirs du pouvoir aux cellules des prisons et aux froideurs de l'exil. Ce parcours et ma distance à son égard ont rendu plus exigeante une sensibilité historienne, dont je dois dire qu'elle a toujours été mienne.» Sans doute la critique de quelque école brillante peut penser ce qu'elle veut de ces «Mémoires politiques» constamment intrépides, parfois exaltées, souvent romantiques, mais elle ne niera pas leur ton toujours juste pour essayer de construire la vérité des faits. Cela dit , Une vie debout de Mohammed Harbi est un livre qui tient ses promesses. C'est assurément un document précieux à verser tel quel dans le grand réceptacle des grandes moissons intellectuelles pouvant servir à l'écriture de l'Histoire de notre pays, en attendant le tome 2.