On pourrait affirmer que pour connaître une société, voire un peuple, sous tous ses aspects, il faut connaître les contes dans lesquels ils se disent. Voilà une imposante évidence que, pourtant, certains beaux-esprits partagent peu. Ni par ignorance, ni par omission. Par quoi donc? Eh bien, peut-être, une étude spécialisée, juste, impartiale, c'est-à-dire fondamentalement éloignée de toute préoccupation malicieuse, nous aiderait, un jour, à démasquer les impostures tout embellies des choses - prétextes ou alibis - de l'histoire, de la littérature, de la philosophie, de la politique, de la religion, des commandements de diverses sciences,...Aussi, suis-je heureux d'observer que, dans son ouvrage La vaillance des femmes (Les relations entre femmes et hommes berbères de Kabylie) (*), Camille Lacoste-Dujardin est une ethnologue et écrivaine française, audacieusement soucieuse de «féconder» la «mémoire orale» de la société, ici la kabyle, qu'elle a pu connaître «durant cinquante ans de fréquentation assidue». Aussi bien vaillante que les femmes kabyles, elle en a, en effet, extrait des enseignements utiles à une honnête approche. Elle a surtout réussi à établir des relations paisibles avec la société étudiée, afin de la comprendre et à être elle-même capable de la prendre en considération. En fait, c'est comme dans une rencontre entre deux êtres respectables, qui ne se cherchent pas querelle, mais qui rêvent d'amour. J'entends par là que le travail de Camille Lacoste-Dujardin est positif; il n'est pas du tout gênant, au contraire de ceux qui, dans le passé et probablement aujourd'hui, se sentant investis d'un pouvoir temporel (ou spirituel) se sont chargés de la «mission sacrée» d'étudier des peuplades pour les mettre à l'épreuve d'une hypothétique civilisation qu'on aurait été tenu de leur apporter. Ainsi, observe-t-on aisément que cette ethnologue, directrice de recherche émérite au CNRS (France), s'écarte des sentiers battus; elle y va même à contre-courant en égratignant, avec le tact qui convient, le grand sociologue Pierre Bourdieu dont on sait qu'il a, lui, fondé son étude de La Domination masculine sur l'exemple de la société kabyle qu'il compare à une «archéologie objective de notre inconscient sexuel (de l'Européen et d'une manière générale de l'Occidental chrétien, faudrait-il préciser).» Il s'applique à démontrer avec force arguments que les femmes - et particulièrement les kabyles - ont depuis longtemps «incorporé», dans leur état de femmes soumises, «la domination masculine». Récusant l'étude fondée par Bourdieu sur «une analyse ethnographique des structures objectives et des formes cognitives», Camille Lacoste-Dujardin s'explique: «Pierre Bourdieu me paraît avoir abusivement limité sa méthode et son objet. En effet, une analyse ethnographique exige le rassemblement de nombreuses données, observations et descriptions situées et historiquement datées, qui font défaut dans le texte, au point que ses conclusions paraissent insuffisamment fondées.» Le sentiment de l'ethnologue est que le sociologue Bourdieu aurait négligé deux sources: «C'est, en premier lieu, l'expression féminine elle-même, ce que l'on nomme en Kabylie la ‘‘science des femmes'' (laâlem tilawin), fort redoutée des hommes [...] Un second éclairage, essentiel à la compréhension des rapports entre hommes et femmes, mais souvent oublié, est la prise en compte des différents contextes historiques. Alors que ces rapports sont considérés par Pierre Bourdieu, à tort me semble-t-il, comme "archaïques", figés dans un temps immobile, ils ont, bien au contraire, été affectés par des crises historiques, qui ont déterminé ces hommes et femmes berbères de Kabylie à y répondre par certaines adaptations.» Et la conséquence, la plus simple et la plus apparente, est la résistance «étudiée», «élégante» que les femmes, parfois à l'image des femmes mythiques, opposent aux hommes, d'où la vaillance, sinon la ruse, des femmes actuelles. Tout le livre La Vaillance des femmes est consacré à l'approfondissement de l'analyse portant sur cette réalité complexe: «Dans une société où l'identité ne se conçoit que collective», quelle est en vérité la place de la femme? Existe-t-il des «contre-pouvoirs» féminins, socialement - et ethniquement et éthiquement - viables? L'auteur puise ses informations dans l'intimité de la vie sociale et en fait ses seuls et solides arguments. «Mon apprentissage, souligne-t-il, se fit au sein de la famille qui m'a accueillie et fait l'honneur de ‘‘m'adopter'', et aussi à travers l'étude de cette littérature orale prodigieusement riche en contes, produites par les femmes. [...] Ma connaissance s'est encore enrichie de mes propres travaux sur différents aspects de la culture berbère de Kabylie. Ces recherches m'ont ainsi amenée à mieux comprendre la relation actuellement en crise, entre les hommes et les femmes de culture kabyle.» [L'auteur a publié plusieurs études, articles et ouvrages sur le conte kabyle où «la fameuse teryel», l'«ogresse» «qui surgit pour dévorer les femmes enceintes et confisquer leurs bébés mâles pour les dévorer, ruinant cette promesse de richesse familiale» est le personnage «anti-femme», la femme déchue. On lui doit ces titres: Traduction des légendes et contes merveilleux de la Grande Kabylie, Le Conte kabyle, des mères contre les femmes, Opération Oiseau bleu, Dictionnaire de la culture berbère en Kabylie,...] La démonstration de Camille Lacoste-Dujardin, affirmant la condition féminine en Kabylie, prend une valeur universelle, car, partout sur notre planète, l'oppression des femmes est avérée - le mépris misogyne existe même dans les sociétés dites «évoluées», «mixtes», «civilisées». La qualité de cette démonstration rappelle celles d'autres grands chercheurs bien appréciés chez nous: Germaine Tillion, «une ethnologue dans le siècle», (Il était une fois l'ethnographie, Paris, 2000, un recueil de contes, anecdotes et recherches sur les sociétés humaines, comme celle des Chaouïas. Dans une interview, elle déclare à ce sujet: «Quant à ces Berbères qu'on présente comme des montagnards farouches, c'étaient des gens formidables, très amicaux, très protecteurs.»); Jacques Berque, islamologue, anthropologue, sociologue, linguiste et historien (Opera minora, Anthropologie juridique, Histoire, Sciences sociales et décolonisation, 3 vol.); Yvonne Turin, professeur émérite (Affrontements culturels dans l'Algérie coloniale, ENAL, Alger, 1983); Le Père Pierre Cuperley (Introduction à l'étude de l'Ibâdisme et de sa théologie, OPU, Alger, 1984). La publication de La Vaillance des femmes annonce peut-être un duel gigantesque entre deux systèmes, deux méthodes, deux analyses d'un fait social problématique universellement observé. (*) La vaillance des femmes de Camille Lacoste-Dujardin Editions La Découverte, Paris, 2008, 165 pages.