Libéré de la prison de Maison-Carrée (El Harrach), Abane Ramdane arrive à Azouza, le 18 janvier 1955, deux mois et demi après le déclenchement de la lutte armée. Condamné dans l'affaire dite «complot de l'OS», il vient de purger une peine de 5 années de prison. Assigné à résidence, l'ancien prisonnier passe ses premières journées au chevet d'une mère clouée au lit. L'étroit chemin de dalles grises, mène de la route nationale vers la vieille maison de Tighilt Oufella, ne désemplit pas de visiteurs. Il en vient de partout, de tous les coins de l'Arch Nath Iraten. Car, les deux nouvelles sont tombées presque en même temps. Le prisonnier est de retour et la vieille Fatma At Mrad, mère, paralysée. Une attaque cérébrale, sous le coup d'une forte émotion à la vue du fils qu'elle désespérait de revoir, murmure t-on, dans toutes les venelles du village. Le docteur Amémentinis, appelé au chevet de la patiente, a baissé les bras, malgré sa bonne volonté. Le fils est très pessimiste. «C'est le mal qui a terrassé Staline, il y a deux ans», lâche-t-il, fataliste. Entre deux «montées» à Fort National (Larbaâ Nath Iraten), pour «pointer» à la gendarmerie, l'ancien prisonnier s'isole souvent pour l et surtout pour recevoir d'étranges visiteurs qui viendraient, dit-on, de très loin. Des étrangers à la région dont certains, venus de lointaines «contrées arabes», «ne parlent même pas kabyle». Deux hôtes très spéciaux, venus probablement d'Alger préparant l'arrivée d'un mystérieux visiteur, sont reçus à l'abri des regards. saura bientôt qui se cache derrière ce personnage énigmatique. Il s'agit d'un de ces maquisards d'avant novembre, devenu un haut responsable du Nidam. Lorsque le futur colonel Ouamrane arrive à Azouza, dépêché par Krim Belkacem pour prendre contact avec Abane Ramdane, il n'était pas venu à la rencontre d'un inconnu. Mais au lieu du jeune troufion fougueux et passionné qu'il avait connu au début des années 40 à la caserne de Blida, il trouve en face de lui un homme qui a beaucoup mûri au cours d'une détention longue et éprouvante. La prison n'en a pas fait un homme amer, même s'il en porte les stigmates bien visibles: un corps sec, un visage émacié, un regard dur. Il est au contraire serein, détendu et résolument tourné vers l'avenir. Eloigné des querelles et des «déballages» au sommet du Parti (voir infra, les centralistes...), l'ancien prisonnier est comme un homme neuf. Les nombreux visiteurs venus à Azouza lui souhaiter la bienvenue et «le bon retour au bercail», au cours de ces journées d'hiver 1955, en gardent l'image d'un homme au meilleur de sa forme physique et psychique. La rencontre a lieu dans la petite vallée escarpée d'Issiakhen, sur le versant nord de la colline d'Azouza. Une minuscule baraque -une remise qui sert parfois de labyrinthe, immense et mystérieux, aux jeux d'enfants- abrite la rencontre et, surtout, la protège des regards indiscrets. Dahmane Abîme, l'intrépide neveu, gagné, comme beaucoup de jeunes de son âge, par la fièvre patriotique, monte la garde. Autour d'un frugal repas, l'ambiance est détendue et les deux hommes se laissent aller à quelques éclats de rire, malgré la gravité et la solennité du moment. Abane rit de bon coeur en revoyant «la grosse tête» de son ancien camarade de régiment. Ouamrane est séduit par l'intelligence et la culture politique de l'ancien prisonnier qui veut tout savoir, sait déjà beaucoup de choses et pose les bonnes questions. Abane écoute attentivement son visiteur lui relater la situation de quasi-dénuement dans laquelle se trouvent les maquis et les réseaux urbains, notamment celui d'Alger. Il n'arrive pas à cacher son irritation. Lui avait-on communiqué des informations trop rassurantes sur les préparatifs du soulèvement et les capacités du nouveau mouvement? En avait-on, par excès d'enthousiasme et d'optimisme, surévalué les moyens matériels et humains? Tout cela sent l'impréparation, ne peut-il s'empêcher de faire remarquer à son interlocuteur. La logistique? Quelques vieux fusils de chasse et de bonnes Pataugas pour sillonner la montagne et courir pour se replier vers des lieux plus sûrs, après les embuscades. L'ancien prisonnier est consterné. «Est-ce avec des moyens aussi dérisoires que nous allons faire sortir la France», fulmine-t-il, avant de trancher, comme un couperet: «Vous êtes des fous ou des criminels. Est-ce ainsi qu'on prépare une révolution?» Il faut être «fou», pense-t-il, pour foncer, tête baissée et mains nues, contre l'énorme machine de guerre coloniale. Il faut être «criminel» pour engager à la légère le peuple algérien dans une entreprise incertaine et l'exposer à un nouveau bain de sang. Ouamrane tente de le calmer et de le rassurer. Les armes ne vont pas tarder à affluer. Les «gens du Caire» vont bientôt inonder les maquis de munitions, de mitrailleuses, de Mauser et autres bonnes armes de guerre. L'armée coloniale n'aura qu'à bien se tenir. Abane n'est pas pour autant rassuré, et quand, en mars 1955 à Alger, il rencontre Krim Belkacem, ses craintes se confirment. Le tableau que lui dresse le chef maquisard de la Kabylie est des plus pessimistes: «On traverse une phase très difficile. Le mouvement a du mal à s'implanter. Il n'y a que les Aurès qui sont réellement passés à la guerre. En Kabylie, comme tu as pu t'en rendre compte, la population, à de rares exceptions près, se montre réservée. Ici, à Alger, c'est la pagaille. Nous n'avons plus le contrôle de la situation. Et puis, ce qui manque partout, ce sont les moyens, les armes et l'argent.» Son idée est faite. Abane est persuadé que les hommes qui ont préparé et déclenché l'insurrection ne sont pas capables de la mener à bien. Ils auraient dû attendre, l'attendre. Mais, maintenant, a-t-il le choix? Que lui reste-t-il à faire, sinon à jeter toutes ses forces dans la bataille.