Ces familles nomades venaient à peine d'arriver. «Vingt-trois personnes assassinées, une femme enlevée à Sendjas, près de Chlef, mercredi dernier, à vingt-deux heures trente.» C'est l'information qui a circulé dès jeudi, très tôt le matin, et qui motivait notre départ vers cette région réputée être un fief traditionnel du terrorisme. El-Affroun, Oued Djer, Boumedfaâ, Oued Djemâ, Khemis Miliana. Tout sur notre parcours rappelle les années de feu et de sang du GIA. Aïn Defla, Chlef, deux grandes villes sécurisées, certes, mais que les tentations de la violence hantent encore. Sendjas, enfin! Ville située à sept kilomètres au sud de Chlef et que nul panneau n'indique. Regard furtif des habitants. «L'assassinat des vingt-trois nomades? Là-haut...» Là-haut, de vastes champs de blé moissonnés, d'immenses collines s'étendant jusqu'à l'Ouarsenis et où le vent chaud, d'un été installé depuis longtemps, balaie les épis jaunis trop tôt par le manque d'eau. Là-haut, ce sont des kheïmate de pasteurs, sorte de tentes reposant sur des piliers en bois et abritant une ou plusieurs familles. A mesure qu'on avance, on découvre l'horreur du carnage. Une première tente, brûlée. Tout s'est consumé et tout est cendre. Certains survivants de la famille cherchent. Quoi? «Nous essayons de savoir si l'argent et l'or ont été emportés.» Apparemment, les terroristes ont pris tout ce qui avait de la valeur. A côté, une autre tente encore dressée. Dans les deux vivaient dix personnes. Le père Chouli Rahmoune, la mère Chekchak Aïcha, les enfants Djedid, 30 ans, mari de Khadra (25), Djamila (18), Fatima (16), Hadda (8), Dounia, dite «Mebarka», (6) Belkacem (4) et Mabrouk, un mois. Tous ont été traînés dehors tués, qui par balle, qui, égorgés, même le petit Mabrouk. La tente a été brûlée avec Belkacem, le benjamin, qui dormait et ne s'était pas réveillé. Hadda, qui a pu s'échapper, a été rattrapée et tuée dans sa fuite. Une centaine de mètres plus loin, deux autres tentes avec trois familles à l'intérieur. Il s'agit des Nayène. Le père Mustapha, trois de ses frères, Mustapha, Messaoud, Tekim, sa femme et ses trois enfants, Ahmed, Mohamed et Abdelkader ont été massacrés, dans un scénario semblable au premier. Près de cette famille veillaient deux jeunes à bord de leur Peugeot Partner. Ce sont des cousins à Nayène, Mohamed et Boubekeur. Ils ont tenté de fuir du côté de l'oued, versant asséché de la colline, mais furent cueillis par un troisième groupe (deux groupes séparés avaient attaqué les familles Chouli et Nayène). Ils ont été retrouvés la tête tranchée. La tente, qui n'a pas été brûlée, appartient à l'un des fils Chouli, c'est là qu'il dormait avec sa petite famille, sa femme et ses trois enfants en bas âge. Ils ont été passés au fil du couteau. Les hommes ont tenté d'opposer une résistance aux terroristes. Munis de fusils de chasse, ils ont tiré plusieurs coups sur le groupe des assaillants (nous avons retrouvé quatre douilles sur place), blessant grièvement un des terroristes. Mais la riposte à l'arme automatique a eu raison des résistants. Un des survivants de la famille Nayène nous dit: «Ils étaient une dizaine qui se sont scindés en deux groupes en plus du groupe qui surveillait plus loin. Ils étaient armés de kalachnikovs et de haches, mais la plupart avaient des armes automatiques.» Plusieurs autres familles ont pu fuir dès que les coups avaient commencé, en donnant l'alerte. Les militaires et les gendarmes stationnés à Sendjas s'étaient déplacés immédiatement vers les hauteurs des «ghbalas», comme les appellent ceux «d'en bas». Mais le groupe s'était déjà replié, certainement vers les inexpugnables monts de l'Ouarsenis, fief de plusieurs groupes séparatistes du GIA - dont El-Ahoual - qui sont devenus le Ghds, le Gspd de Saouane, le fantomatique GSC et divers autres petits groupes autonomes qui agissent à partir de ces monts sur pratiquement huit wilayas (Chlef, Aïn Defla, Tiaret, Bayadh, Relizane, Saïda, Tissemsilt et Djelfa, Tiaret étant devenue la plaque-tournante de tous les groupes de l'Ouest). Les armes des nomades ont-elle été emportées? Comment après avoir passé uniquement leur première nuit à Sendjas, ces nomades, venus des Hauts-Plateaux de Messaâd et de Aïn El-Bel, ont-ils été, le lendemain de leur installation, assassinés? Autant de questions qui sont restées sans réponse. Les opérations de recherche se poursuivaient encore lors de notre passage, afin de libérer au moins la femme enlevée. Le vent chaud de l'été continuait à souffler sur les vastes champs de blé jauni. Une chèvre égorgée gisait à même le sol, du sang humain coagulé çà et là, une odeur de mort.