Il était parti deux fois. Mais il revenait toujours par la grande porte de l'Histoire. Il y a des jours comme çà où le destin ne vous lâche pas d'une semelle. Il vous colle aux pieds. Quelqu'un de grand, je crois que c'est le général de Gaulle, a su résumer cette idée en une brillante métaphore, un jour, en affirmant que «l'on n'emportait pas sa patrie aux semelles de ses chaussures». Le passé d'un homme, quel qu'il soit, se résume à cette espèce de cordon ombilical biologique, mais aussi psychologique qui le lie à son pays. A ses amis. A sa famille. Mohamed Cherif Messaâdia, qui est décédé, hier matin, à l'hôpital américain de Neuilly, à Paris, est de ces hommes que le destin a toujours fabuleusement servis. Chassé du pouvoir après les émeutes d'octobre 88 par le Président Chadli, qui avait fini par trouver, en lui, le bouc émissaire idéal, Messaâdia subira, pendant treize ans, une douloureuse traversée du désert. Ses ennemis ont tout fait pour que son nom soit stipendié par une jeunesse, mais aussi par un peuple qui a perdu ses repères. Les médias se sont mis de la partie pour «essuyer sur lui, comme l'on dit en jargon algérois, leur couteau». Messaâdia était bien le patron du FLN en ce début d'automne 88. Mais ses pouvoirs réels, avouons-le, étaient limités. Avant lui, passaient d'abord les généraux et le Président de la République. Cette nomenklatura politique, presque tout le monde savait comment elle fonctionnait. Véritable animal politique, Mohamed Cherif Messaâdia était, à lui seul, une vraie école de nationalisme. Il n'y a pas de grande différence entre l'homme à la barbe, coiffé d'un tarbouche et père du PPA, qui s'appelait Messali, et cet enfant natif de Souk-Ahras. Les deux hommes avaient la capacité majeure de caresser, de tirer leur barbe de haut en bas, de savourer leur tasse de thé lors de sulfureuses confidences politiques faites sur les uns et les autres quand ils recevaient leurs hôtes. Même s'ils étaient aux antipodes, lui et Messali, ils avaient cependant la particularité d'être tous les deux des tribuns hors pair. Messaâdia est intarissable. S'il vous fait l'honneur de vous inviter à prendre un verre de thé, sachez que c'est le meilleur cadeau qu'il puisse vous offrir. L'homme est retors. Subtil. Il ne sort de sa coquille que lorsqu'il a besoin de faire passer un message... politique. Lors des obsèques du journaliste Lazhari Cheriet, il y a environ six mois, Si Mohamed Cherif me demanda de passer prendre, au Sénat, «chez lui», ce «verre de thé» tant convoité. Autour d'une «théière magique», il parlera, pendant presque deux heures, de Boumediene qui le convoquait à la présidence pour lui faire ses observations, de Bouteflika, mais aussi de ses reproches sur certains articles de l'hebdomadaire Révolution africaine en sa qualité de responsable de l'information et de l'orientation de l'appareil du parti. Messaâdia aimait la presse. A sa manière. Par atavisme, il lui arrivait quelquefois d'enfreindre le devoir de réserve auquel était astreint tout homme politique. Il m'avait parlé franchement: «Ahmed, pourquoi nos journaux ne disent pas la vérité au peuple? Jusqu'en octobre 88, ce n'est pas Messaâdia qui dirigeait, seul, l'Algérie. N'y avait-il pas un Président de la République? Des généraux? Alors pourquoi est-ce moi seul qui suis la cible d'attaques injustifiées?» Servi par une mémoire d'éléphant, Messaâdia me raconte alors une anecdote, insignifiante au début, mais qui finit par receler, à la fin, les révélations sur X et ses amis. Je ne vous rapporterai pas ici tout ce qu'il m'avait confié, pendant deux heures, avant de subir, la première fois, son intervention chirurgicale, en France. Je le réserve pour mon livre. Parlant, par exemple du patron d'un quotidien, voici ce qu'il me dit subrepticement: «Je l'ai connu. C'est un journaliste proche du PAGS. A l'époque, je l'estimais, mais je ne comprends pas cette hargne qu'il a contre moi. Il était venu me voir, à l'époque, pour que j'intervienne auprès du wali pour qu'il délivre une autorisation de sortie pour son père. Je l'avais fait avec beaucoup de plaisir. C'était dans les années 70. Il me reproche d'avoir promulgué l'article 120, ne devrait-il pas alors comprendre qu'à Moscou, les Russes, qui ne disposaient pas alors d'une carte du PC US, n'avaient même pas le droit de s'alimenter en pain, alors que dire que de confier des responsabilités à des adversaires politiques? Quand tu étais au FLN, à El Moudjahid, je me rappelle, tu l'as souvent défendu lui et ses amis et que tu les avais même autorisés à ouvrir un bureau du PAGS à côté de celui de la cellule du parti. Je ne comprends pas comment un brillant journaliste comme lui, ne dise pas aujourd'hui toute la vérité?» L'on s'était séparés après une discussion édifiante de deux heures avec la promesse de nous revoir. Sur son lit d'hôpital, je l'ai eu quatre fois au téléphone. La crise en Kabylie s'était taillé la part du lion. Il espérait toujours une solution de dernière minute. «Les Kabyles sont les champions de l'unité nationale», dit-il sentencieux. D'autres, pour expliquer la longévité de sa carrière politique, le surnommaient le Raspoutine d'Alger. Et pourtant, il n'était pas vindicatif. Sa disponibilité à l'égard de ses amis et de ses compagnons d'armes, était totale. Légendaire. Lui et Bouteflika? Une grande complicité les unit depuis les sables du grand désert jusqu'aux portes de Bamako. Le capitaine Si Abdelkader El-Mali (Bouteflika) découvrait déjà son aîné de 13 ans. Il appréciait ses anecdotes croustillantes et n'éprouvait surtout pas le moindre ennui aux côtés de ce grand jeune homme sorti de l'université de la Zitouna de Tunis. C'est cette longue amitié qui a réuni, pendant plus de quarante ans, ces deux hommes. En se recueillant devant sa dépouille, le Président avait, hier, les larmes aux yeux. Mais Messaâdia, c'étaient aussi les leaders du mouvement de libération africains, arabes, asiatiques et latino-américains. C'étaient le Libanais Kamel Joumblatt, Bourguiba, Kadhafi, Arafat, Mohamed Abdelaziz du Front Polisario, le Namibien Sam Nujoma, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, François Mitterrand, patron du Parti socialiste. Et tant d'autres. C'est un pan de l'Histoire d'Algérie qui s'en va. Quel destin! Il est mort le jour même où le FLN, avec lequel il vivait en parfaite symbiose, ressuscitait. Vendredi matin, on l'informait des résultats des législatives. La victoire du FLN le fait chavirer de joie. «199 sièges! Quel score magnifique!», commenta-t-il. Avant d'exiger d'avoir le détail des sièges remportés par le FLN dans chaque wilaya. Jusqu'à son dernier souffle, il respirera son oxygène préféré: le FLN. Il venait de se faire hospitaliser trois jours auparavant à Paris, à l'hôpital américain de Neuilly, pour une simple visite de contrôle après l'opération qu'il avait subie, il y a quelques mois. A l'annonce de la victoire de son parti, il s'était préparé à rentrer à Alger avant qu'il ne sombre subitement dans un coma profond à la suite d'une brutale aggravation de son diabète. Il n'y émergera jamais. Ainsi, il était parti deux fois. Mais il revenait toujours par la grande porte de l'Histoire. D'abord après une longue éclipse politique, là où il avait officié pendant plus de vingt ans. «Décidément, disait-il, le palais Zighoud-Youcef me colle aux fesses!» Et enfin, le jour même où le FLN triomphait, après une descente aux enfers de 12 ans, voilà que Messaâdia choisit encore de sortir par la grande porte. Et de tirer sa révérence. Il est mort, comme il a vécu. En éternel homme de défi et de conviction.