L'un des meilleurs albums produits par la chanson kabyle, ces trois dernières années, est sans doute Tikhras de Brahim Tayeb. Cet artiste, originaire de Larbâa Nath Irathen, n'est plus à présenter puisqu'il est l'un des meilleurs de sa génération. Brahim Tayeb accorde un intérêt capital aux compositions musicales alors que traditionnellement, dans la chanson kabyle, la primeur souvent a été attribuée aux textes. Mais chez Brahim Tayeb, même le texte est bien élaboré. A l'écoute de ses chansons, on constate toutefois que la musique préoccupe davantage et de façon incontestable cet artiste qui fait intervenir une multitude d'instruments et qui surfe sur plusieurs styles. Des quatre coins d'Algérie, Brahim Tayeb a su dénicher des notes à marier avec d'autres, inspirées celles-là, du Moyen-Orient mais aussi de l'Occident, afin de donner naissance à l'une de ses plus belles chansons fleuves, intitulée Tikhras. Cette véritable épopée est un succédané de plusieurs tableaux. Des images et des situations où la vie, avec toutes ses contradictions et tous ses imprévus, est dépeinte avec verve. Brahim Tayeb dont l'acuité de la perception sentimentale est incontestable a su s'incruster dans la peau d'un jeune Algérien des années quatre-vingt-dix. La vie de ce dernier s'ouvre, comme dans la majorité des cas, sur une amourette autour de laquelle se jouera tout le reste de son destin. L'amour au temps de l'argent, c'est celui que décrit Brahim Tayeb dans ce concentré de mélodies sentimentales où, il faut l'avouer, la musique orientale détient la part du lion. Mais la musique étant universelle, cela est plus une richesse. D'ailleurs, on a beau réécouter cette chanson de plusieurs dizaines de minutes, on ne s'en lasse pas. Même un mélomane qui ne maîtrise pas le kabyle pourrait passer des heures à s'extasier en écoutant Tikhras. Il y a comme de la magie à écouter certains passages comme celui où l'artiste fait la transition avec l'épisode de l'exil forcé, intitulé levhar (la mer). Revenons à la trame de ce «roman» musical: il s'agit d'un jeune qui tombe amoureux. Mais sa situation sociale n'est guère reluisante. Il n'a ni logis ni métier à même de lui procurer un minimum de pitance. Les années s'égrènent. La monotonie prend des ailes. La jeunesse s'écroule. La bien-aimée finit par comprendre, à tort ou à raison, qu'on ne peut pas vivre d'amour et d'eau fraîche. Cela, même si l'argent ne fait pas le bonheur. Mais à une époque où il est devenu la règle, rien ne peut se faire sans lui. C'est du moins ce qu'en pense la majorité. La jeune fille le plaque contre un millionnaire. Echanger l'argent contre l'amour, quoi de plus normal, est-on tenté de dire? Le personnage du récit de Brahim Tayeb est dépité. Pour fuir un chagrin, la recette la plus en vogue est l'évasion. Partir de son village pour tenter de rêver à autre chose. Mais quand on a idéalisé une femme, on en devient prisonnier et tout ce qui reste à vivre ne sera qu'illusion et désillusion. Mais le jeune homme, qui croit avoir mûri suite à cette mésaventure, révise ses rêves. Au lieu d'espérer l'amour, il ambitionne de gagner beaucoup d'argent. La voix pour ce faire, semble être la traversée de la mer. Là-bas, il croit, à tort encore, que le rêve est permis. Il rêvasse que ce qui lui est impossible ici peut être réalisable en un tour de main. La réalité est tout autre car l'étranger a aussi été idéalisé. En fait, le jeunot appartient à une génération qui a l'art d'idéaliser et qui ne voit pas la réalité en face. Une fois, loin des siens, il découvre d'autres maux pire que les premiers: la solitude, le temps qui ne lui appartient plus puisque absorbé par le travail qui n'en finit pas, les remords de s'être précipité dans sa décision de partir et la honte de revenir. C'est globalement l'histoire que raconte Brahim Tayeb avec des airs musicaux doux et exquis. D'autres épisodes, plus ou moins importants, complètent cette pièce de Brahim Tayeb. Ce dernier interprète cette chanson avec ses tripes. On a du mal à imaginer toute la force qu'il met dans son jeu. Tous les mots proviennent du fond du coeur. C'est pourquoi, on aime de plus en plus cette chanson à force de l'écouter davantage.