«La pauvreté n'est pas naturelle: ce sont les hommes qui la créent et la tolèrent, et ce sont les hommes qui la vaincront», dixit Nelson Mandela. La mendicité déjà rampante et valsant dans les rues d'Alger prend prétexte du Ramadhan pour s'amplifier et s'étendre davantage. Le fossé qui sépare Faroudja «la damnée de la place des Martyrs» des autres est tellement abyssal qu'il donne de terribles vertiges. Près de 250 km la séparent de chez-elle. A l'instar de plusieurs femmes en détresse, elle s'est déplacée de l'intérieur du pays vers la capitale pour y mendier. Elle vient précisément d'Akbou, dans la wilaya de Béjaïa pour solliciter l'aumône devant la mosquée Djamaâ El-Kébir, à la place des Martyrs. Agée d'une cinquantaine d'années, la pauvre Faroudja trimbale avec elle pas moins de 7 personnes, 6 enfants et son époux chancelant. Mustapha, le septième enfant, un adolescent de 19 ans, reste le seul membre de la famille ne collant pas assez souvent au giron de cette mère téméraire. Agés de 3 à 17 ans, Meriem, Hayet, Ouezna, Makhlouf, Saber et Rokia ne s'éloignent jamais de leur mère. «Je n'ai aucune ressource et je ne pourrais jamais laisser périr ma fille» maugrée Faroudja entre deux sanglots. «Je sollicite des passants par nécessité absolue», dira notre interlocutrice. En fait, Rokia la petite fille de 9 ans, ayant passé 7 mois d'hospitalisation au CHU Mustapha-Pacha souffre du cancer et nécessite des soins lourds. Il va sans dire que son cas exige une somme importante d'argent pour sa prise en charge. La chimiothérapie, les analyses médicales, les frais pour le scanner et d'autres médicaments très coûteux ainsi que l'hébergement, le transport sont autant de dépenses qu'il faudrait lui assurer. «Nous devons débourser 5000 DA chaque mois rien que pour les analyses et les frais médicaux», explique Faroudja. Avec un mari endurci par le chômage, cette femme vivant dans des conditions extrêmes, s'est totalement sacrifiée pour ses enfants en dépit du fardeau des traditions et coutumes. Non seulement sa fille n'est pas abandonnée à son sort mais aussi et surtout, tous ses enfants vont à l'école à l'exception de la fille cancéreuse dont la scolarité est perturbée. «Je n'aime pas aller à l'école parce que mes camarades me traitent de fille enceinte», dira Rokia en passant sa frêle main sur son abdomen démesurément gonflé mais qui ne semble pas être affaiblie par sa maladie. «Cela me plaît pas de me traîner comme ça», dira la cadette tandis que l'aînée des filles poursuit: «Moi je m'en fous pas mal des gens que ce soit à l'école ou ici.» Néanmoins, le père, qui a cessé de travailler depuis 1999 pour des raisons de santé, tient compagnie à sa famille qui dort sur des cartons à la belle étoile au niveau du marché Lekouas (les Arcades), jouxtant la place des Martyrs. Sans aucune assurance, cette famille en détresse et sans un sou devrait pourtant avoir au moins 50.000 DA par mois, de quoi payer la séance au scanner, les analyses médicales, les médicaments ainsi que la nourriture, l'hébergement, la scolarité des enfants, etc. Aussi, Faroudja Yamina, la cinquantaine dépassée, dira: «Je viens de Oued Lakhdar (Aïn Defla) pour quémander au niveau de la place Audin à Alger». «Pour "picoter" quelques sous de quoi nourrir mes 10 enfants.» «Je devais m'installer chez ma fille aînée habitant la place des Martyrs», dira Yamina une femme divorcée et que l'époux a abandonnée avec ses enfants avant de se remarier. L'histoire de Sarah, une quinquagénaire de la Casbah est un autre cas de figure. Elle ne sort qu'occasionnellement soit durant le mois de Ramadhan et El Achoura. C'est ainsi qu'elle s'évertue à prendre en charge ses trois enfants de 10 à 13 ans et un nourrisson de 6 mois avec l'aide de l'allocation de 3000 DA par mois que perçoit de son mari dans le cadre du filet social. Au pied du lycée Baba-Arroudj, place Audin, c'est Hanane, à peine la trentaine, emmitouflée dans un hidjab et entourée de ses deux enfants en bas âge, qui sollicite les passants. Le père des deux enfants de 4 et 5 ans souffre d'un kyste au niveau du foie. Le square Port-Saïd est un véritable nid de SDF (sans domicile fixe), mendiantes et mendiants. Il était 1 h du matin quand nous atteignons la place faisant face au Théâtre national algérien. On y a compté plus d'une dizaine de femmes mendiantes. La majorité d'entre elles étaient déjà assoupies sur des cartons et emmitouflées dans des couvertures crasseuses. L'une d'elles berce son petit enfant en pleurs. Houria, une veuve âgée d'une quarantaine d'années, s'apprêtait à s'endormir avec ses 4 enfants au pied d'un immeuble aux alentours du square Port-Saïd. Cette femme venue de Larbaâ à Sidi Moussa est prise en charge par les habitants de l'immeuble à la rupture du jeûne. Pour le reste de l'année, elle demande la charité aux passants. «Toutefois, lutter contre la pauvreté ce n'est pas un acte de charité, c'est un acte de justice», disait également Mandela. Par ailleurs, lors de notre tournée, deux jeunes filles mendiant devant la mosquée de Djamaâ El- Kebir n'ont pas apprécié notre approche. «Cherche plutôt à te faire une situation que de venir te moquer de nous ici» crie l'une d'elles. «Prends ton calepin et dégage de là», menace sa soeur, mineur.