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La justice française à l'épreuve de son indépendance
DOMINIQUE DE VILLEPIN OU UN GRAND HOMME D'ETAT DEVANT SES JUGES
Publié dans L'Expression le 27 - 09 - 2009

Une condamnation de l'ancien Premier ministre ne manquerait pas d'être interprétée comme la volonté de faire obstacle à sa candidature à la magistrature suprême en 2012.
C'est un grand homme d'Etat qui comparait depuis le 21 septembre 2009 devant le tribunal correctionnel de Paris pour «complicité de dénonciation calomnieuse, complicité d'usage de faux, recel d'abus de confiance et recel de vol», dans la fameuse affaire Clearstream, à côté de quatre autres prévenus dont deux (JL. Gergorin, ancien n° 3 d'Eads et I. Lahoud, informaticien, ancien honorable correspondant de la Dgse) pour les mêmes chefs d'inculpation et deux autres prévenus, l'écrivain D. Robert et F. Bourges (auditeur), respectivement pour «recel d'abus de confiance et recel de vol» et «d'abus de confiance et vol». La singularité du procès ne tient pas à la nature des inculpations retenues par les deux juges d'instruction (somme toute banales), mais à la circonstance que la partie civile dans ce procès n'est autre que l'actuel président de la République, Nicolas Sarkozy, et que, pour l'essentiel, elle l'oppose à l'ancien Premier ministre de J.Chirac (2005-2007), Dominique de Villepin (ci-après DdV) suspecté par N.Sarkozy de vouloir lui barrer la route de l'Elysée. De quelle façon? En commanditant l'inscription de son patronyme sur des listings falsifiés comprenant les noms d'autres personnalités politiques, également soupçonnées de détenir des comptes occultes dans une Chambre de compensation (Clearstream) siégeant au Luxembourg.
Qui est Dominique de Villepin?
Certainement un des plus grands hommes d'Etat que compte aujourd'hui la planète. Secrétaire général de l'Elysée (1995-2002), puis ministre des Affaires étrangères (mai 2002- mars 2004), ministre de l'Intérieur (mars 2004- mai 2005), enfin Premier ministre (mai 2005- mai 2007), DdV peut se targuer de posséder une expérience et une connaissance des affaires de l'Etat peu communes, aussi bien sur le plan interne que sur le plan international. Les Algériens se rappellent d'un certain 14 février 2003, lorsque DdV, en Conseil de sécurité, dénonça la décision américaine d'envahir l'Irak et ses conséquences, avec une rare prescience des évènements. Les Algériens savent aussi qu'en sa qualité de MAE, DdV prit une part active à l'élaboration du projet de traité d'amitié algéro-francais dont la concrétisation aurait mis les relations bilatérales à l'abri de toute instrumentalisation par quelque clan que ce soit, en Algérie ou en France. Sur le plan interne, pendant son séjour à Matignon, DdV fit sensiblement baisser le chômage (moins de 9% de la population active), amorcé le désendettement de la France et n'étaient l'irrédentisme des syndicats, le poids des corporatismes et les divisions internes à la majorité, la formule du «contrat nouvelle embauche» qu'il avait conçue, aurait durablement stabilisé les relations sociales.
DdV est également un grand écrivain et poète. Sa proximité du poète palestinien disparu Mahmoud Derwiche et celle du poète syrien Adonis sont connues de toute l'élite intellectuelle algérienne. Son Urgences de la poésie a été publiée à Casablanca et traduit en arabe. Y figurent trois poèmes sublimes de l'ancien Premier ministre: Elégies barbares, Le droit d'aînesse et Sécession. En outre, sa trilogie sur Napoléon fait de lui un des plus éminents historiens français du XIXe siècle. Il s'agit aussi d'un des plus brillants analystes des relations internationales contemporaines. Deux de ces essais, Le Requin et la Mouette (2004) et La Cité des Hommes (2009; cf. notre cr. in L'Expression du 9 août 2009), le classent parmi les plus grands experts français des relations internationales, au même titre que le directeur général de l'Ifri, Th. de Montbrial, autre personnalité d'exception. Au moment où le monde entier doute de la capacité des élites dirigeantes occidentales à conduire sans à-coups majeurs les mutations géostratégiques rendues indispensables par le dérèglement des systèmes financiers, la montée en puissance de la Chine, de l'Inde et du Brésil, la dissémination des menaces, la recrudescence des sources potentielles de conflit et l'irréversibilité des changements climatiques, ce serait rendre justice à DdV qui a sillonné le monde depuis son enfance, de voir en lui un des rares hommes d'Etat capables de dénouer les situations les plus complexes et aussi de proposer les solutions les plus volontaristes et les plus audacieuses. Son courage, son sang-froid, l'immensité de sa culture, son ouverture sur toutes les civilisations (singulièrement la civilisation arabo- musulmane), sa capacité de travail hors du commun, sa curiosité intellectuelle sans cesse en éveil, font regretter que DdV n'ait pas encore exercé les responsabilités internationales qu'appelle sa haute stature politique, intellectuelle et morale. Sans prétendre à l'exhaustivité, n'eût-il pas fait progresser la construction européenne, s'il avait présidé la Commission européenne en lieu et place du placide mais attentiste J.M.Barroso? N'eût-il pas proposé des solutions acceptables sur le moyen terme aux parties palestinienne et israélienne dans le douloureux conflit qui les oppose, alors que l'enlisement est aujourd'hui total, sans que cela suscite l'ombre d'un émoi de la part du labile et controversé T.Blair qui est pourtant en charge, au nom de l'Europe, du dossier israélo-arabe? N'eût-il pas fait avancer l'idée d'un nouvel ordre mondial dont il décline si remarquablement les étapes et le mode opératoire dans son dernier ouvrage, s'il avait été à la tête de l'ONU dont la réforme des institutions s'impose visiblement mais est sans cesse différée? Un homme de cette dimension est-il capable de commettre les vilénies dont on le suspecte? Peut-il songer à perpétrer des forfaitures caractéristiques de l'Ancien Régime, même si elles truffèrent également des épisodes de la Ve République, lui qui décrit avec le ton du directeur de conscience les bassesses de Fouché et les fourberies de Talleyrand? En tout cas, hors de France, personne ne le peut concevoir, tant la personnalité de DdV semble se nourrir de la morale la plus exigeante et son souci constant, celui de servir l'intérêt général et l'humanité en détresse.
Il est marqué par la constitution de partie civile du président de la République qui est aujourd'hui en fonction, situation d'autant plus insolite qu'il n'existe pas de précédent dans l'histoire judiciaire française. Il est peu probable, toutefois, que l'exception d'irrecevabilité présentée par les conseils de DdV, soit admise par le tribunal correctionnel de Paris. Sur le plan des principes mais uniquement sur ce plan, il n'est pas certain que le statut juridique du président de la République constitue une rupture du principe du procès équitable, celui-ci étant dirigé par des magistrats du siège qui sont, en principe, totalement indépendants du pouvoir exécutif. Par ailleurs, le privilège d'irresponsabilité juridictionnelle dont jouit le président de la République, de par sa fonction et pendant la durée de son mandat, ne devrait pas avoir d'impact sur le déroulement du procès. Dans une affaire d'une tout autre nature, mais impliquant également le président de la République, le tribunal de Nanterre avait jugé, il y a peu, qu'il ne lui appartenait pas de se prononcer sur les dommages et intérêts réclamés par le président de la République et qu'il ne pouvait être statué sur ce chef qu'à l'issue de son mandat.
Le déséquilibre procédural est en réalité antérieur à l'ouverture du procès. Le président de la République peut en effet toujours jouer de sa qualité de président du Conseil supérieur de la magistrature ainsi que des prérogatives régaliennes qu'il tient de la Constitution, pour peser sur le parquet, afin que celui-ci prenne des réquisitions conformes à ses desiderata. Mais ceci supposerait soit que le procureur de la République est totalement inféodé au président de la République, soit que ce même procureur cherche à tirer argument de l'extrême complexité de l'affaire et de l'entrelacement des différentes complicités supposées ou réelles entre les prévenus, pour désigner comme principal commanditaire du délit la personne qui est en ligne de mire du président de la République, autrement dit DdV. Nous serions alors en présence d'une grave violation de l'indépendance de la justice et du piétinement total du principe de la présomption d'innocence. Qui se risquerait à faire un tel pari? S'agissant de l'influence que le parquet aurait pu exercer sur les deux juges qui ont instruit l'affaire (et dont il faut ici rappeler qu'ils sont des magistrats du siège), il ne faut pas oublier que le parquet a été moins sévère dans ses réquisitions que les deux juges d'instruction, puisqu'il n'a en définitive retenu contre DdV, que la qualification de «complicité de dénonciation calomnieuse par abstention». De là, à en déduire qu'il y aurait eu collusion entre le procureur de la République et les juges d'instruction pour que la sévérité du réquisitoire n'émane pas de l'institution de laquelle elle eût été logiquement attendue, il n'y a qu'un pas que de nombreux juristes pourraient ne pas hésiter à franchir. Il serait difficile de ne pas les suivre, dès lors que le parquet s'apprêtait à requérir un non-lieu en 2008 pour DdV, avant de se rétracter quelques semaines plus tard. C'est bien la volte-face du parquet -pour le moins choquante-, qui alimente aujourd'hui le soupçon de l'ancien Premier ministre, quant à l'iniquité du procès qui lui est intenté. Il appartient désormais au tribunal de Paris de respecter scrupuleusement tous les principes directeurs du procès (faits, preuves, principe du contradictoire, droits de la défense, etc.), de sorte que les débats ne fassent pas apparaître la singularité du statut de partie civile du président de la République en exercice, même si la charge de juger risque d'en être d'autant plus lourde. Les magistrats auront à juger sur pièces (encore que la pertinence de celles versées au dossier soit pour le moins médiocre), en se fondant strictement sur les auditions, les témoignages contradictoires des cinq prévenus, les propres palinodies de deux au moins d'entre eux, dont la propension à l'affabulation serait d'ordre pathologique et surtout de l'absence de preuve de l'implication, à quelque niveau que ce soit, de DdV. L'ombre d'un chef d'Etat en exercice qui a porté plainte, d'abord et avant tout pour que toute la lumière soit faite sur les circonstances ayant présidé à l'insertion de son patronyme sur de faux listings, ne devrait pas planer sur l'audience, sauf s'il s'agit de désigner, coûte que coûte, un coupable et que celui-ci doive être obligatoirement DdV. Ce serait le plus fâcheux précédent dans l'histoire de la justice française. Et une condamnation de l'ancien Premier ministre ne manquerait pas d'être interprétée par de larges secteurs de l'opinion publique française et étrangère comme la volonté des juges, et d'eux seuls, de compromettre définitivement la carrière politique de DdV et notamment de faire obstacle à sa candidature à la magistrature suprême en 2012.
Le souci de Sarkozy
Personne ne songe à contester au président de la République le droit de savoir quelle est ou quelles sont les personnes qui ont inscrit son patronyme sur la liste des bénéficiaires de comptes occultes ouverts auprès d'une banque qui n'est pas une institution de dépôt mais une chambre de compensation. Le président de la République entend mettre un terme aux errements du passé et briser le cercle infernal des accommodements de la classe politique avec les procédés sordides de déstabilisation politique de l'adversaire dont ont été victimes tous les présidents de la Ve République, à un moment ou à un autre de leur carrière. Sur ce point, la démarche du chef de l'Etat français appelle une approbation sans réserve, d'autant que ces pratiques font de la France une exception parmi les pays démocratiques européens. Personne ne comprendrait d'ailleurs que le président Sarkozy n'eût pas eu la curiosité de connaître les tenants de cette affaire, à tout le moins une fois qu'elle fut éventée. Ceci dit, une chose est de vouloir connaître la vérité, autre chose est de pointer du doigt un ancien Premier ministre qui n'avait strictement aucun intérêt personnel ou politique à déstabiliser N.Sarkozy, puisque aussi bien DdV n'était candidat à aucune fonction ou responsabilité à l'UMP, et qu'il lui eût, du reste, été difficile de faire valoir quelque ambition que ce soit, n'ayant jamais accepté, jusque-là, d‘être confronté au suffrage universel. Si la question de: «A qui profite le crime?», revient de façon récurrente, la réponse est clairement: «Certainement pas à DdV». Sur ce registre, deux choses encore. La première est que c'est bien DdV qui a mis fin à la traversée du désert de N.Sarkozy, ostracisé par les Chiraquiens pour cause d'appartenance à la «Balladurie». On voit bien l'état d'esprit de DdV dont la préoccupation est de rassembler. Deuxième chose, c'est bien DdV qui a renoncé à comparaître devant la Cour de justice de la République (compétente pour connaître des crimes et délits des membres de gouvernements commis à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions et qui n'eût pas manqué de le relaxer) pour consentir à un procès public devant une juridiction de droit commun, muni des seuls armes d'un justiciable ordinaire. C'est bien sans doute la preuve que DdV n'a rien à dissimuler ni rien à se reprocher. En revanche, s'agissant d'une affaire qui, au départ, était une affaire purement industrielle, l'ancien Premier ministre a fait preuve de beaucoup de naïveté (comme le pense Maître G.Kiejman) en se laissant circonvenir par l'ex n°3 d'Eads (dont on peut se demander s'il jouit de toutes ses facultés mentales) qui avait des comptes à régler et a dû prendre l'initiative de concocter de faux listings à l'insu du Premier ministre. De cet élément, il apparaît que la vigilance de DdV a été prise en défaut par une personne qui possédait paradoxalement une force de conviction non négligeable dont a pu être également victime l'informaticien I.Lahoud. Mais c'est à une justice indépendante et sereine qu'il appartiendra de dire le droit.
Professeur en droit
Avocat à la Cour


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