La disparition de cette fonction sociologique des marchés hebdomadaires n'est qu'une manifestation concrète de la rupture entre le passé et le présent. Balayant de son regard les quatre directions, la canne vigoureusement tenue, le bout posé à terre, Hadj Amar Oussedik se laissait aller dans une tout aussi précise que mélancolique description du marché hebdomadaire qu'il a fréquenté depuis son enfance, vers les années 1920. «De ce côté, les stands qui s'enchaînaient étaient réservés aux marchands venus du Sahara. Ils vendaient des tissus en soie aux couleurs vives. Ils ramenaient aussi du sel. J'entends encore leurs cris dans une langue que je ne comprenais pas du tout». Le vieux parlait de la connexion qui existait, autrefois, entre les marchands de la région et ceux qui venaient de la route des Indes, de l'Arabie via l'Egypte et de l'Afrique subsaharienne. Après un bref silence méditatif, le vieux Hadj fait quelques pas en arrière et se tourna du côté opposé. «Ici, ce sont les chalands chleuhs. Ils venaient du Maroc vendre des produits destinés aux guérisseurs de la région». Le vieux s'orienta en des pas vifs, comme s'il reprenait la vigueur de sa jeunesse, vers la foire aux bestiaux. «Ce lieu était très fréquenté. Il symbolisait la richesse de tout le pays. Il servait aussi de lieu de travail à des dizaines de maréchaux-ferrants». En ces temps, fera remarquer le vieux Hadj Amar, il n'y avait pas, ou rarement, de marchands de fruits. Le montagnard ne se permettait de faire du troc que pour acquérir les légumes secs que sa montagne ne pouvait pas produire. En fait, le vieux Hadj n'était pas au marché hebdomadaire. C'était, il y a une semaine. Il sillonnait, en notre compagnie, les trottoirs de la petite ville de Boudjima. Le marché hebdomadaire qui s'y tenait là, n'est plus qu'un souvenir. Le béton, le goudron et les bâtiments l'ont, en l'espace de deux décennies, avalé. Ce cas ne fait pas exception, il est général. Ce n'est toutefois pas l'extinction de ces lieux en tant qu'espace de marchandage commercial qui importe. L'ère moderne offre plus de latitude à l'activité du commerce. Ce qui mérite d'être soulevé, c'est plutôt la disparition de la fonction sociale de ces marchés hebdomadaires qui ne sont plus qu'une dizaine dans la wilaya de Tizi Ouzou. L'importance des marchés Jusqu'à la période coloniale, les populations de Kabylie n'avaient comme espace d'échanges commerciaux que les marchés hebdomadaires. Ils faisaient office de stands mis au service des commerçants moyennant un impôt variable selon le commerce pratiqué. «Je me souviens que pendant les années 1940 et 1950, le garde champêtre prélevait une dîme de l'ancien franc pour une place au marché», affirme le vieux. Beaucoup étaient, cependant, exonérés comme les villageois qui allaient faire du troc. «On y troquait le fruit de son travail pour des denrées alimentaires qui ne poussaient pas dans nos champs.» Que d'histoires ont eu lieu dans ce marché! Que de souvenirs! «Je me souviens que mon mariage a été décidé par mon grand-père ici, près du pin qui était là», se rappelle notre guide à travers l'histoire, pointant le doigt vers un arbre qui n'existe plus. A sa place, un immeuble, dont le rez-de-chaussée sert d'officine à une pharmacie et à un bureau tabac exhibant toutes les manchettes de la presse, a pris racine. Les journaux suspendus ont fini par attirer l'attention du vieux. «Autrefois, notre seul journal était ce marché». En effet, les dires de notre ami sont confirmés par beaucoup d'autres témoignages. Aujourd'hui, la culture de l'urgence a tué la passion du souk. Tout le monde est pressé pour ne rien faire. «Les gens font tout mais ne font rien avec passion». Aujourd'hui, le plus important marché hebdomadaire de la wilaya se trouve à Tala Athmane dans la commune de Tizi Ouzou. Certes, l'ambiance, chaque samedi, est la même que jadis, mais la fonction a bien changé. Dans la perspective de le désengorger, les autorités ont décidé de transférer le marché automobile vers la ville de Draâ Ben Khedda. D'une grande affluence, Tala Athmane pullule de marchands de fruits et légumes, mais surtout d'habillement. Les éleveurs bovins et ovins n'ont que ce lieu pour vendre leur bétail. «Le commerce ici n'est pas organisé. Personne ne sait qui fixe les prix», nous confie Dda Ferhat, un négociant en matière de commerce de bovins et ovins. «Les prix sont très élevés mais si vous voyez les vendeurs de foin qui viennent des Hauts-Plateaux, vous en comprendriez peut-être les causes. Une botte est cédée à 500 DA», ajoute-t-il. Questionné sur les autres fonctions traditionnelles du marché hebdomadaire, Dda Ferhat, la soixantaine passée, regrette la disparition de tout ce que représentait ces lieux qu'il avait appris à fréquenter avec son grand-père. «Voyez-vous, aujourd'hui, seul l'argent compte. D'ailleurs, ce que les gens viennent acheter ici se trouve dans les magasins tout près de chez eux», explique-t-il. Un saut à Draâ Ben Khedda révélera que le marché est dominé par les revendeurs, maîtres des lieux et des prix. A Azazga, le marché est réparti entre les femmes et les hommes. Les règles et les lois ne ressemblent plus à celles d'avant. Les marchés hebdomadaires ne sont plus qu'une grande galerie à ciel ouvert. Qu'en pense Hadj Amar? Du pareil au même, nous avons préféré finir avec la balade de Hadj Amar. «Jadis, bien que pauvres, nous avions des choses à nous que les autres venaient chercher. Les lois du marché faisaient qu'ils devaient nous proposer leurs produits. Aujourd'hui, c'est un autre monde. Nous ne produisons rien et nous ne faisons qu'acheter ce que nous proposent les autres. Même la pauvreté, aujourd'hui, est pire que celle de jadis, elle n'est pas empreinte de dignité». Aujourd'hui, nos marchés, pour reprendre les termes kabyles de Hadj Amar, ne sont qu'un gros ventre qui avale tout. Mais en traduisant ces mots, il s'avère que les lois du marché actuelles et l'état de notre économie purement consommatrice sont à l'origine de la disparition de ces lieux qui ont largement participé à façonner notre quotidien d'antan. Parallèlement à ces changements survenus en l'espace de quelques décennies tant sur le plan international que national, se trouve le manque d'intérêt des autorités à l'égard des marchés hebdomadaires. Enfin, nous avons aussi conversé avec des jeunes qui ne connaissent pas ces pratiques traditionnelles. «Aujourd'hui, s'il n'y a plus de maréchaux-ferrants, c'est parce qu'on n'a plus besoin d'ânes et de mulets», pense Saïd, un lycéen de 17 ans. La vie moderne a engendré des pratiques nouvelles qui, nécessairement, appellent la recherche de nouveaux mécanismes de fonctionnement. Ce qui nous amène à dire que les traditions ont besoin d'adaptation aux nouvelles données. L'attachement nostalgique à ces lieux devra pousser de nombreux intervenants, sociologues, économistes et autorités, à conjuguer les efforts pour préserver le patrimoine en allant de l'avant. Et la disparition de cette fonction sociologique des marchés hebdomadaires n'est qu'une manifestation concrète de la rupture entre le passé et le présent.