Photo : Riad Par Mohamed Bouhamidi Je livre ce témoignage sur la base de ma seule mémoire. Je n'imaginais pas du tout à l'époque que j'aurais à témoigner de ce que j'avais vu et je n'ai gardé aucune copie personnelle des documents consignant les orientations et les programmes en gestation. Toute mémoire est lacunaire. Le lecteur en tiendra compte. Le primat de l'objet livre sur l'activité lecture ne tenait pas seulement aux deux grandes raisons sociologiques (et qui ne sont pas exclusives) évoquées dans le précédent papier. Des facteurs historiques politiques éminents entraient en ligne de compte. Facteurs historiques au sens plein du terme car issus et insérés dans le processus de longue durée des luttes d'indépendance et d'émancipation du peuple algérien. Une part en revient à la violence de la confrontation, voire l'empoignade idéologique qui opposait nos aînés au colonisateur. Frantz Fanon a bien décrit cette phase. Le colon construit, justifie et légitime sa domination et son corollaire, le sentiment de sa supériorité, par un mythe : celui du «civilisateur» appartenant à une civilisation qui vient remplir une mission «humaine» à l'endroit des barbares dépourvus d'histoire et de passé propres. La tâche fut ardue pour le colonisateur français en Algérie face à la culture citadine et rurale qu'il a trouvée sur place, face aux joyaux d'architecture et de civilisation qu'étaient nos centres urbains. Le colonisateur en fit une œuvre des Turcs et des Romains, la preuve que nous étions une terre de vacuité civilisationnelle, un peuple incapable de construire une histoire, c'est-à-dire un Etat autonome dans une continuité et constamment soumis à cette nécessité d'une présence étrangère pour vivre un minimum d'ordre. Bien sûr, en dehors de cette «facilité» à nous attaquer sur la succession des dominations étrangères que nous avons subies, le colon a eu affaire à ce casse-tête de la culture ancestrale des tribus, culture faite de musiques, de poésies raffinées, de rites religieux et profanes et de danses qu'il s'empressa de classer sous le thème de culture populaire et dont il fit entreprendre la connaissance détaillée pour mieux cerner l'adversaire redoutable qui s'est opposé à la conquête, désarmer la résistance des Algériens, trouver les moyens de leur division et sélectionner les hommes qui allaient les «administrer au nom des administrateurs civils et militaires. Cette notion de culture populaire, en excluant tous les aspects savants que nous pouvions y trouver, la disqualifiait, la confinait à un statut de folklore intéressant mais sans plus, domaine de l'anthropologie coloniale, curiosité exotique plus que réalité humaine. Cette classification coloniale allait donner naissance à toute une administration de la culture allant des circonscriptions archéologiques à la formation artistique. Il y a lieu de s'interroger sur le succès post-indépendance de cette notion d'arts populaires -par ailleurs normale dans d'autres histoires, d'autres pays, d'autres contextes–, sur ses soubassements philosophiques et ses prolongements administratifs et réglementaires. Vers ces années 1986, un enseignant de l'Ecole nationale des beaux-arts, Mansour Abrous, qui militait avec d'autres collègues -dont je ne peux citer tous les noms- et les étudiants pour la création d'une Ecole supérieure des beaux-arts, a versé au dossier revendicatif un travail fouillé sur les buts coloniaux inscrits dans l'intimité de cette école, de ses statuts, de ses cursus, école que l'Etat algérien, vingt-quatre ans après l'indépendance, maintenait telle quelle. Cela est vrai pour l'ensemble de l'organisation administrative du secteur et particulièrement pour le patrimoine. Ahmed Asselah accompagnera cette revendication avec toute la force de son rêve d'une institution algérienne des beaux-arts décolonisée et me mettait en demeure de m'en faire le relais et des mouvements des artistes et élèves et de ses propres rêves. Boualem Bessaïeh, à son tour, pèsera de tout son poids pour faire admettre, au niveau gouvernemental, la création de cette école. La première institution réellement algérienne d'inspiration, réellement décolonisée et cela ne lui était pas facile dans le contexte de l'école. Je vous épargne toutes les difficultés secondaires, tous les obstacles, toute l'incapacité de certains cadres concernés à différents niveaux de l'organisation gouvernementale à comprendre la nature coloniale de l'école. Ils ne voyaient pas tout simplement en quoi un statut d'une école pouvait refléter une conception en général et une conception coloniale en particulier. Ils n'étaient pas formés à lire à travers les textes, à voir le latent derrière le manifeste, la «bâtin» dans le «daher», le rapport social dans la formulation de la règle, le but derrière la fonction. Un cadre du SGG pourtant, Belaïd, appuiera toutes les démarches pour cette création et il en gardera le mérite. Cette anecdote n'est pas sans lien avec la question du livre. Bref, face à ce mythe colonial qui entendait faire de notre peuple un ensemble folklorique, nos aînés ont opposé un contre-mythe, notre appartenance à une vieille histoire et à la brillante civilisation arabo-islamique. Dans ce contexte, le texte écrit, pas forcément le livre, ne valait que par sa fonction à l'intérieur de ce conflit fondamental. Ceux qui étaient enfants pendant l'occupation se souviennent peut-être que, lorsqu'une occasion spéciale déchargeait nos parents de leurs fardeaux quotidiens et qu'ils se laissaient aller à une soirée autour d'un thé et –ô miracle, dans cette misère sans fin– de cacahuètes, ils parlaient d'El Andalous, de douze lions qui donnaient l'heure à Grenade, des fenêtres de la mosquée de Cordoue, du calife Haroun Al Rachid et de son horloge offerte à Charlemagne. On peut dominer, un temps, un peuple qui possède un tel passé. On ne peut pas le subjuguer. Pas plus nous que les Chinois ou les Vietnamiens. La fonction de vérité (ou de mensonges) des livres primait sur tout le reste. Sa graphie aussi. La centralité du livre dans la pensée n'est pas le produit de la seule école française mais celui aussi des médersas. Le rappel de cette civilisation, sa glorification se sont exprimés autour et à travers le sacré. Un sacré profondément enraciné, d'autant plus puissant que la société algérienne majoritairement analphabète aspirait à la connaissance, à l'école. Les parents faisaient à l'époque les sacrifices les plus durs pour habiller les enfants scolarisés, acheter les cahiers, les manuels. Au lendemain de l'indépendance, chez les cadres issus de l'école indigène comme chez ceux issus des médersas et pour des raisons différentes, la fonction et son contenu «pédagogique» resteront au centre de leur pensée et de leurs pratiques. Mais ces raisons sont tout aussi idéologiques l'une que l'autre. Elles ne contredisent pas les racines sociales. Elles les renforcent. Un dernier mot sur la phénoménologie de cette empoignade et sur son intensité. Elle se déroulait de notre côté sur le mode du syncrétisme. En s'arc-boutant sur nos valeurs, nos pères ont confondu entre notre religion et la langue. L'écriture arabe était sacrée et toute feuille écrite en langue arabe était pieusement recueillie comme si la langue arabe était forcément la religion et forcément le côté de la vérité dans le combat qui nous opposait aux colons. Ce syncrétisme entre langue et religion aura une longue vie après l'indépendance. Vous en savez quelque chose. Il sera au cœur de bien des malentendus, de fausses routes et de vrais conflits. Le facteur politique peut être résumé par une photo de Kouassi. Sur les frontières tunisiennes il a pris dans son objectif un camp d'accueil des réfugiés. Dans un camp ou ce qu'on pourrait appeler un camp, tout à fait provisoire, il a pris de dos quelques rangées d'enfants de tous âges et des deux sexes. Ils regardaient un tableau et la baguette de l'instituteur improvisé. Avant même de leur avoir assuré un toit et de vrais repas, l'ALN leur ouvrait une école à ciel ouvert. La deuxième image est un souvenir. Dans le boulevard Cervantès, en septembre 1962, un homme à la carrure solide gourmandait parents et enfants : l'école était ouverte. Il fallait aller à l'école. Je ne sais pas si les enfants étaient d'accord. Les parents l'étaient tout à fait. Cet homme s'appelait Tahar Oussedik et était un vrai instit. Il ouvrait les écoles. Cette photo et ce souvenir m'ont toujours hanté. Le désir d'école de notre peuple habitait la révolution. Bien avant, dans mon Belcourt natal, les gens avaient ramassé sou par sou, sous la direction d'un homme qu'ils appelaient cheikh Zoubir, pour construire une vraie école de l'Association des ulémas. Une vraie école, avec de vraies classes, de vrais tableaux, de vraies tables, de vrais bancs et, en écrivant cela, je me rends compte combien la norme européenne de l'école était devenue la nôtre puisque la vraie école ne pouvait être que la leur. J'étais fier de cette «vraie» école qui rivalisait avec l'école française et nous libérait des postures fatigantes de la petite mosquée où nous apprenions le Coran ou des bancs serrés du garage de l'école du PPA où nous apprenions l'arabe. Un jour, les parachutistes sont entrés dans l'école, ont frappé jusqu'au sang nos maîtres, nous ont chassés à coups de pied. Dans la rue, des camarades se sont battus. Quelques-uns avaient déchiré leurs cahiers d'arabe et les feuilles volaient au vent. D'autres leur ont reproché ce blasphème et l'échange de coups devint général. Entre la photo de Kouaci, le vieux Tahar Oussedik et nos parents qui avaient payé la construction de l'école existe une continuité politique et historique dans la lutte anti-coloniale. L'école a été au centre. Ce n'est pas pour rien que les Algériens ont ouvert des médersas et ce n'est pas pour rien que les Français les fermaient jusqu'à cet épisode extrême des paras. Des facteurs historiques de cette puissance agissent sur le long terme. Après l'indépendance, c'est l'école qui était au centre de toutes les préoccupations culturelles. Et le livre ne pouvait lui-même être vu que par l'angle de l'école. Donc par sa fonction et non par son côté de produit industriel et commercial.