Qui ne se souvient des premiers massacres perpétrés au nom de la civilisation occidentale contre les peuplades paisibles d'Amérique, d'Afrique et d'Asie? Il est sûr que nous observons avec le grand historien français Marc Ferro, qui fut un temps après la Seconde Guerre mondiale enseignant en Algérie, ce qu'il dénonce dans son «Livre noir du colonialisme, xvie-xxie siècles: de l'extermination à la repentance», quand il écrit: «Aujourd'hui, devant les famines qui menacent, les grandes puissances jouent les Ponce Pilate comme si elles n'étaient pas des agents de cet impérialisme multinational qui, sur les populations les plus faibles, resserrent les rets de la mondialisation. Un autre génocide, d'une certaine façon?» Cette remarque n'a évidemment pas échappé à Chems Eddine Chitour puisqu'il nous la signale dans son avant-propos à son volumineux ouvrage L'Occident à la conquête du monde, une extermination sans repentance (*), sauf que l'auteur, qui est Algérien et chercheur consciencieux, va, me semble-t-il, plus au fond de la problématique: savoir qu'il n'est de civilisation, dirais-je, que celle qui est consciente de sa propre valeur civilisatrice et qui agit en conséquence. Une civilisation - un état de fait considéré comme tel -, oublieuse des codes et principes humanitaires qu'elle s'était pourtant forgés pendant des siècles dans l'amour et la fraternité humaine, n'est pas une civilisation; elle n'est même pas un semblant de civilisation, parce qu'elle n'a aucune vertu envers elle-même, ni de sauvegarde ni de respect: elle est la haine masquée pour tout ce qui serait son contraire! Aussi, sachant que la colonisation, et pis que cela le néocolonialisme parce qu'il s'approprie les intellectuels de son ancienne colonie, est avant tout un système économique d'oppression. Voilà pourquoi les anciens pays colonialistes renforcent, sans relâche et coûte que coûte, le bloc de leur solidarité. L'Occident a inventé le colonialisme et formé ses troupes d'aventuriers et commerçants puis il leur a appris à sourire et à sévir. Entre autres militaires et gouvernants français, un général de la conquête de l'Algérie, Bugeaud, «l'ardent colonisateur», le concepteur de la devise «Par l'épée et par la charrue», aura ouvert un nouveau registre des lois et des techniques génocidaires des oppresseurs occidentaux. Mais, en vérité, «l'odieux prestige» de l'Occident impérialiste, dans tous ses états de terreur et de répression, aura commencé des siècles et des siècles plutôt dont celui où se sera inscrite l'année 1492. Cette date n'aura été qu'un repère bien «médiocre» sur son parcours vers la domination totale des peuples qu'il aura fallu convertir aux «valeurs de l'Occident»... À ce sujet, l'ouvrage L'Occident à la conquête du monde de Chems Eddine Chitour apparaît comme une étude riche en questionnements et autant en documentation référenciée pour nous éclairer quelque peu sur notre planète bafouée, meurtrie, asservie et où tonne la confrontation de deux solidarités: celle des colonisateurs et celle des colonisés - même si les temps sont bien changés, la confrontation, sous une autre forme aussi; et elle est vive entre néocolonialisme et anciennes colonies. Et globalement entre l'Occident et le reste du monde. Dans son livre l'auteur aborde des thèmes d'une grande importance historique: L'Occident chrétien et la genèse du phénomène colonial; L'inégalité des races et des religions; L'esclavage; L'orientalisme ou le colonialisme culturel; Une brève histoire de l'Algérie; Les intellectuels français et la colonisation; La réalité de l'oeuvre positive de la France dans ses colonies; Errance des pays après leurs décolonisation. Chems Eddine Chitour se propose donc de nous esquisser, non pas un bilan définitif, mais une humaine incursion dans un champ où l'histoire de l'humanité reste encore à analyser et à expliquer. «Le postulat de départ, écrit-il, est que l'Occident chrétien se veut être, à tort, le seul producteur de sens et de normes. [...] Mais le régime colonial n'est pas seul en cause, pas plus qu'un antisémitisme allemand permet d'ignorer parfois l'extension des crimes contre des non-juifs et les ordres d'extermination mis en oeuvre avant 1914 contre les Hereros du Sud-Ouest africain.» Pour sa démonstration, d'une tenue pédagogique, et s'appuyant sur des études de spécialistes de la question, le professeur Chitour se limite à l'histoire du colonialisme s'étalant «sur les cinq derniers siècles. Et elle [la colonisation] n'épargne aucun continent. Histoires diverses, bien sûr, parce que les conditions de l'expansion ont varié d'un Etat à un autre, d'un imaginaire à un autre.» L'intervention, vigilante et pertinente, conduite par notre chercheur nous rafraîchit la mémoire sur bien des points des événements coloniaux locaux, et d'une manière générale de l'impérialisme dans le monde. Donnons acte à Chitour: effectivement «Décrire toutes les horreurs induites par la colonisation, sans décrire les fondements des processus de colonisation, ne pourrait permettre de savoir ce qui s'est réellement passé et pourquoi cela s'est passé.» Une remontée jusqu'aux fins fonds de l'Histoire, comme après une plongée réussie en mer houleuse, nous rapporte des pièces importantes, en attendant d'autres, pour compléter et comprendre notre héritage historique, et pouvoir peut-être mieux nous connaître pour mieux agir dans une mondialisation qui, à considérer déjà ses inconséquences, semble s'étaler inexorablement comme une ombre fatale sur l'humanité. Osons cette observation générale: des Européens, trompés par leur bonne foi, étaient pour la colonisation de l'Algérie, car ils pensaient y apporter la démocratie. Or, dans le même temps, leurs gouvernants se sont armés pour nier l'identité algérienne. En conclusion, ayant savamment «déconstruit notre imaginaire hérité», Chems Eddine Chitour plaide à la fois pour une écriture saine et honnête de l'histoire de l'Occident à la conquête du monde et pour que justice soit rendue aux peuples des anciennes colonies par la repentance des pays colonisateurs. Mais, hélas, nous sommes toujours trop loin, ainsi que le note Chitour, des simples voeux de l'ancien Premier ministre français Dominique Villepin qui, dans son discours d'inauguration de l'année de l'Algérie en France, en 2002, proclamait: «... La France et l'Algérie ont besoin de se retrouver. [...] À nous de nous tourner main dans la main vers l'avenir et de le construire ensemble.» Or, n'est-il pas certain que le problème demeure entier puisqu'une loi française, contre toute vérité, tend à estimer que la colonisation a joué un rôle positif en Algérie?... (*) L'Occident à la conquête du monde de Chems Eddine Chitour, ENAG, Alger, 2009, 496 pages.