La mutation de l'action terroriste requiert une adaptation de la stratégie et des moyens des différents services de sécurité. C'est le nouveau pari de la lutte antiguérilla. Février 1994. Alger commence à prendre l'habitude macabre de se réveiller aux cris des familles de personnes assassinées par le très méticuleux Fida. Ce groupuscule de commandos, spécialisés dans les assassinats individuels visant des cadres et des intellectuels, frappe de plus en plus fréquemment dans les différents quartiers de la capitale et ses environs immédiats, à El-Harrach notamment. Les services de sécurité urbains ont, alors, en face d'eux le pire des adversaires. Une organisation à structure hermétique et pyramidale bénéficiant d'un large réseau de soutien en renseignement et en logistique. Les méthodes sécuritaires classiques de maillages et de rafles systématiques n'apportent que de menus résultats. S'imposent alors une autre voie, une autre arme : le renseignement. Les pistes fournies par les indicateurs classiques des commissariats de quartiers ouvrent une brèche dans les défenses du Fida. Le Département de renseignement et de sécurité (DRS) apporte son appui en matière d'exploitation des informations fragmentaires. Il suffira ainsi de onze mois pour que l'organisation terroriste soit démantelée après une série d'arrestations et d'opérations commando dans la banlieue est d'Alger, comme à Bab Ezzouar. «Pour vivre dans la jungle, il faut devenir la jungle», avait écrit Rudyard Kipling. La lutte antiterroriste en Algérie a subi plusieurs mutations dans sa stratégie et, par extension, dans ses moyens. Le processus de mutation de l'ANP Lorsque la rébellion islamiste a éclaté entre 1992 et 1993 sous la forme d'une guérilla urbaine et de guerre-éclair aux maquis, le dispositif antiterroriste avait été pris en charge par les unités classiques de l'ANP, des forces de police, qui ne dépasseront pas les 20.000 hommes jusqu'en 1996 et de la gendarmerie, seul corps disposant de matériels antiguérilla et dont l'effectif était de 25.000 hommes en 1992. Ce dispositif, alourdi par les contraintes d'une hiérarchisation dominante et par une structure dont la mobilité fait défaut, a été vite dépassé par la trop importante aptitude des groupes armés de se mouvoir sur le terrain et d'improviser des stratégies au fil du développements sur le champ des opérations. Le seul corps apte à cette sorte de combat est le GIS, Groupement d'intervention spécial et qui dépend du DRS. Ce corps d'élite a été créé en 1986 afin de parer à toute menace terroriste après la vague d'attentats qui avait secoué l'Europe et le Moyen-Orient. Mais la nature même du GIS, commando restreint quantitativement, l'empêchait de s'engager sur tous les fronts de la lutte contre les groupes armés. Ce corps d'élite a été, néanmoins, sollicité dans diverses opérations particulièrement sensibles, telle, dans la foulée, l'opération du Télémly. Au niveau des états-majors des services de sécurité, l'urgence a donc été de développer l'idée d'une transmutation des moyens de lutte contre la subversion armée, en épousant la souplesse et la mobilité d'action et de mouvement des groupes terroristes. Un double redéploiement est ainsi opéré. Primo, la mise sur pied d'une coopération opérationnelle entre les différents corps de sécurité engagés sur le terrain, idée défendue par le général major Mohammed Lamari, promu en juillet 1993 chef d'état-major de l'armée. Cette option a permis d'atteindre un effectif de 60.000 hommes dans l'ensemble de coordination, opérationnel courant 1996 et qui a donné par la suite des résultats fort probants sur le terrain des opérations, même si cette coordination interservice a souffert, et souffre jusqu'à présent, de plusieurs dysfonctionnements. Secundo, le travail de renseignement, d'infiltration et de noyautage des groupes armés est choisi comme élément déterminant dans cette nouvelle guerre. Ici, le rôle du DRS et de la DCE, la direction du contre-espionnage du général Smaïn Lamari, les renseignements généraux de la DGSN, la DCSA, direction centrale de la sécurité de l'armée et les unités de recherche de la Gendarmerie nationale sont mobilisés afin de créer un soutien effectif au travail des unités de combat. 1994 aura été une année de grands changements d'orientations dans la lutte antiterroriste. D'abord, les efforts dans le domaine du renseignement ont porté leurs fruits. L'exemple de la mise hors d'état de nuire du Fida tout au long de l'année 1994-1995 en est un exemple concret. Durant la même année, le terrain de la lutte voit émerger une nouvelle donne: les groupes d'autodéfense et les «patriotes», les premiers en «stationnement» dans les villages et hameaux et les seconds plus «mobiles». Le commandement de l'armée a suivi dans cette initiative les exemples de lutte antiguérilla, notamment au Pérou qui a vu la création des «ronderos», paysans armés par le gouvernement pour combattre les terroristes du Sentier lumineux. A partir de cette année de 1994 également, l'introduction de l'outil informatique dans les différentes administrations civiles et militaires a permis d'apporter une aide conséquente à la recherche et au travail de renseignement. Le ministère de la Défense n'est pas en reste, et l'on pensa en cette période à doter l'armée d'un réseau intranet reliant tous les commandements des six Régions militaires. Sur un autre plan, mais dans la même logique de redéploiement, la formation des futurs cadres de l'ANP commença a prendre en considération les volets pédagogiques relatifs à la lutte antiguérilla. La création de la garde communale et l'implication des autorités locales ont consolidé cette tentative de sécurisation des concentrations urbaines afin que le gros des troupes «s'occupe» du maquis. En même temps, la terreur terroriste monta d'un cran avec la campagne de voitures piégées à Alger et dans quelques autres centres urbains du pays. Les enquêtes déclenchées et les formes de coordinations entre les différents services de renseignements internes ont permis le démantèlement des laboratoires de la mort. Mais le pire était à venir avec les grands massacres de l'après-1995. Cette année a vu l'organisation des élections présidentielles, placée sous très haute surveillance avec le rappel de milliers de réservistes au sein de l'armée. L'opération de Oued Allel et particulièrement celle de Aïn Defla ont démontré l'importance stratégique du renseignement. La dernière opération, qui avait mobilisé l'artillerie lourde, l'aviation et les troupes spéciales de l'ANP, était le résultat d'une infiltration opérée par un officier des services de renseignement de l'armée qui avait duré une année. La guerre des services a-t-elle eu lieu? Encore aujourd'hui, les différents services de sécurité connaissent plusieurs difficultés et ce, à divers niveaux. La coordination entre leurs efforts n'a pas encore atteint cette centralisation d'action et de stratégie tant recherchée. Une tentative avait échoué lorsque l'ancien directeur de sûreté de Tipasa et ex-directeur des renseignements généraux de la sûreté d'Alger avait été nommé coordinateur des services de sécurité au rang de ministre. Ce haut gradé n'a exercé à son nouveau poste pas plus de 18 mois... Par le fait de la concurrence inter-service et des natures très spécifiques de chacun des corps, le haut commandement est confronté à des problèmes de «gestion» des différents niveaux du terrorisme. Ce dernier s'est mué en une nébuleuse aux contours flous. Les connexions entre le grand banditisme et la guérilla sont confirmées au fil de l'actualité nationale. Les services de sécurité, tous corps confondus, ont, en face d'eux, une criminalité de plus en plus organisée et qui a étendu son champ d'action sur plusieurs secteurs de la contrefaçon au trafic de drogue et d'armes. Cette extension du domaine d'intervention de ces services et les connexions très actives avec le terrorisme accentuent de plus en plus les entrecroisements entre le travail des uns et des autres. Mais maintenant, et devant l'ampleur que devra prendre la mobilisation internationale contre le terrorisme, les responsables de la lutte antiterroriste algériens s'attendent à ce que les Américains et les Européens fassent des avancées concrètes dans le cadre de la coopération. «Qu'ils nous communiquent les photos satellites des maquis terroristes, c'est la priorité», explose cet ancien officier de la lutte contre le terrorisme peu avant les attentats de mardi dernier.