«Il faut relever ce peuple, il faut cesser de le parquer dans son Coran (..) il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner l'Evangile, ou qu'elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé....Hors de là, tout sera un palliatif insuffisant et impuissant». Cardinal Lavigerie «Imaginons quatre millions d'Allemands ou de Russes établis en France par le droit du plus fort et mettant en coupe réglée un pays exsangue, se ménageant un revenu moyen vingt fois supérieur au nôtre et tous les privilèges d'une caste supérieure. Imaginons l'indigénat, les élections truquées, l'arbitraire policier, la ségrégation raciale, Imaginons la misère noire, la famine et la maladie, la brutalité des rapports humains, l'analphabétisme, la haine. La révolte éclatera. On s'apercevra alors que les victimes des révoltés sont les victimes de la France,». R. Bonnaud.Revue Esprit: Juin1957 Voilà en quelques phrases, résumés 132 ans de déni de dignité, de massacres et de racisme mais aussi de prosélytisme débridé. Le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb résume jusqu'à la caricature le déni de dignité. Le film est articulé autour de trois faits: la dépossession de la terre vers 1926 (la loi Warnier date de plus de cinquante ans plus tôt). Le deuxième évènement est le déroulement des massacres du 8 Mai 1945. Pour rappel, selon les sources françaises il y aura 10.000 à 15.000 morts du côté algérien et 106 morts parmi les Européens. Selon les sources algériennes, il y aura plus de 45.000 morts dans les jours qui vont suivre. L'enquête du général Tubert, le 16 mai, confirme les chiffres de quelques milliers de morts avancés par le général Duval le «bourreau de la ville» de Sétif. Par ailleurs, des arrestations massives vont être opérées dont celles des principaux dirigeants nationalistes. La répression judiciaire est confiée à des cours martiales, elle aboutit à 4560 arrestations, 1307 condamnations, dont 99 à mort et 64 aux travaux forcés à perpetuité. Certains, déportés à Cayenne, et qui ont fait souche dans ce pays, reviendront en Algérie après l'Indépendance. Ces «Français» d'ailleurs Qu'a-t-on reproché à ce film? De n'avoir pas parlé de la centaine de morts européens? Il est curieux de constater que les détracteurs du film sont les plus grands laudateurs du mythe de l'Algérie française et sont en fait des émigrés de la première, de la deuxième ou de la troisième génération. Rachid Bouchareb décrit en six minutes sur deux heures les prémisses de la Guerre d'Algérie par les massacres de Sétif. (1) Qui en est le porte-drapeau? Il y a d'abord Hubert Falco, le secrétaire d'Etat aux Anciens combattants dont les ascendants sont italiens. Il fait examiner le film de Bouchareb pour voir s'il est conforme aux «faits historiques» à la demande d'un deuxième émigré de la deuxième génération, le député Lionel Luca, fils d'un émigré roumain qui s'engagera dans la Légion étrangère. Lionel Luca est de ceux ayant âprement défendu l'article 4 de la loi du 23 février 2005. Il y a enfin le beur (l'arabe chrétien) le député Elie Aboud né le 12 octobre 1959 à Beyrouth (Liban) et qui en rajoute selon le fameux principe. «Etre plus royaliste que le roi». Elie Aboud, qui a fait sa carrière en caressant les pulsions revanchardes de l'électorat nostalgique, Rachid Bouchareb a beau rappeler que le film est un film de fiction, une saga qui raconte l'histoire de trois frères algériens et de leur mère sur une période de plus de trente-cinq ans, du milieu des années trente à l'indépendance de l'Algérie en 1962. Hors-la-loi est une fiction. On n'a jamais reproché à Francis Ford Coppola, le réalisateur d'Apocalypse Now, de n'avoir pas filmé la guerre du Vietnam dans l'ordre où elle devait être racontée.´´» (1) L'historien Gilles Manceron a relevé quelques inexactitudes historiques de la part du réalisateur. Pour lui: «Cette polémique témoigne d'un phénomène qu'on connaît déjà, c'est-à-dire l'existence de milieux nostalgiques de la colonisation qui sont portés par l'extrême droite, mais qui sont aussi représentés au sein même de la majorité politique actuelle en France (...). Il y a un discours selon lequel il faut que la France regarde son passé, y compris les pages sombres de ce passé, et les reconnaisse, notamment tout ce qui renvoie à l'histoire coloniale et à l'histoire franco-algérienne; et puis il y a l'idée selon laquelle il n'y a rien à regretter du point de vue de ce passé colonial qui serait une oeuvre positive. A mon avis, la reconnaissance est inévitable, la France ne pourra que le faire parce que c'est intenable d'être dans la dénégation.» (2) Le troisième repère est celui du 17 Octobre 1961. Il me semble que le film a pris trop de liberté avec la réalité, le titre lui-même ne parle pas de la guerre en Algérie, mais en France où on ne parle pas de hors la loi. De plus, l'idéologue ne correspond pas avec une figure connue et reconnue de la Fédération de France qui a porté à bout de bras le combat du FLN en France à la fois contre le MNA (symbolisé d'une façon rapide par un cafetier étranglé) et contre le pouvoir français (on ne voit que l'assassinat du commissaire). Par contre, l'épisode qui consiste à faire rentrer les armes est digne de Dillinger. Brutalement après cela, deux des trois frères meurent et le film se termine par l'indépendance de l'Algérie. Au-delà de l'effort fait pour présenter une fiction qui décrit une partie du calvaire algérien, on peut se demander quel est le degré de fidélité a ce film par rapport à la réalité de ceux qui l'ont vécu. Bouchareb dit s'être entretenu avec des militants qui ont vécu les évènements. A-t-il lu, aussi, deux ouvrages de référence: La 7e Wilaya de Maître Ali Haroun et l'ouvrage de Omar Boudaoud qui fut pendant cinq ans à la tête de la Fédération de France? Les deux ouvrages sont parus aux éditions Casbah. Pas un mot des réseaux de Francis Jeanson, Hubert Curiel, et des «porteurs de valises» réduits à des personnes anonymes comptant des billets de banque. Pas un mot des religieux qui aidèrent la révolution. Ces dialogues auraient pu donner une dimension humaine au film pour faire paraître la justesse de la lutte pour l'indépendance comme une cause naturelle qui a des défenseurs même chez les citoyens français. En toute honnêteté, ce film n'a pas la densité de La Bataille d'Alger ou mieux encore de Chronique des années de braise et de L'Opium et le bâton voire plus simplement du premier film de Bouchareb Indigènes. Le film Hors-la-loi est sorti concomitamment avec le film Des Hommes et des Dieux mais est-ce un hasard? Ou une manoeuvre pour contrecarrer l'éventuelle consécration du film Hors-la-loi? Nous avons voulu comprendre en dehors de toute manipulation que nous ne pouvons pas exclure- continuer à entretenir la vision d'une Algérie à feu et à sang qui s'en prend à de paisibles religieux- le fond du film. En dehors de l'unanimité de façade, il y a quelque chose qui remue dans ce film. Le film Des Hommes et des Dieux, de Xavier Beauvois, évoque les trois dernières années de la vie des moines trappistes du monastère de Tibhirine, jusqu'à leur assassinat en 1996, et relance les nombreuses questions autour de ce massacre, qui avait suscité une forte émotion à l'époque et qui reste entouré de mystère. Fondé en 1938, le monastère trappiste de Tibhirine est situé au coeur des montagnes de l'Atlas, dans la région de Médéa. Très intégrés et proches de la population à laquelle ils apportent notamment une aide médicale, les moines se consacrent à la prière et vivent du travail de la terre. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, à 1h15, une vingtaine de personnes pénètrent de force dans l'enceinte du monastère, où ils enlèvent sept moines. L'enlèvement des religieux français est revendiqué le 18 avril par Djamel Zitouni, chef du Groupe islamique armé (GIA). Le 21 mai, un communiqué attribué au GIA annonce la mort des moines.(3) Catholiques ou non, les comédiens ont, à la demande de Xavier Beauvois, fait précéder le tournage d'une retraite dans une abbaye. Plus exactement à l'abbaye de Tamié (Savoie), où, au début de l'été 2009, il traîne ses comédiens pour une retraite de quelques jours. Là-bas, on ne parle pas. Jamais. On écoute. Ainsi, quand l'équipe débarque, à l'automne 2009, au monastère bénédictin de Tioumliline, au Maroc, les acteurs, sont véritablement devenus des moines. Il règne une étrange ambiance. Sérénité et recueillement. L'armée marocaine, elle, se plie aux exigences du cinéaste. Il a ainsi pu dresser un mât avec le drapeau algérien et coller des stickers de l'armée algérienne sur leurs hélicoptères. Ovationné et récompensé à Cannes, plébiscité par la presse, le film célèbre, à travers la mémoire des moines disparus, l'homme et la vie. Le film de Xavier Beauvois ne traite pas de la foi ou de la religion, mais de l'engagement. Et l'athée comme le croyant et le footballeur, y trouveront source de réflexion et l'écho de leur propre existence. Une scène poignante Parmi les moines de Tibhirine il y a avait 2 anciens militaires qui ont fait la guerre d'Algérie: Christian de Chergé, le Père prieur supérieur du monastère qui fut sous-lieutenant appelé dans un régiment de cavalerie qui a sévi dans l'Ouest algérien de 1959 à 1961 et le «frère Jean-Pierre» qui servait au 8e Rpima à peu près à la même époque. Le thème du sacrifice, voire du martyre, devient peu à peu majeur. La fiction épouse alors l'histoire, avec la lecture, en voix off, d'extraits de la lettre-testament du prieur des moines de Tibhirine, Christian de Chergé, qui aborde cette éventualité d'une mort violente qu'il n'aurait pas recherchée. Sans montrer le dénouement de l'histoire, la mort des moines et les conditions dans lesquelles elle s'est produite, Xavier Beauvois montre l'essentiel: le choix difficile, fait en conscience par ces hommes, de rester au monastère et dans cette région, quels que soient les risques encourus Ce thème du sacrifice culmine dans une séquence évoquant la dernière Cène: la caméra, dans une émouvante série de travellings, dépeint le visage des moines, lors d'un repas qui suit leur décision de ne pas partir. Accompagnée par la musique du Lac des Cygnes, de Tchaïkovski, cette scène est considérée, par plusieurs observateurs, comme l'une des plus poignantes du film. Nous avons voulu connaître le cheminement du Père supérieur, Christian de Chergé (1937-1996), religieux français trappiste. On apprend que Christian de Chergé a passé une partie de son enfance à Alger où son père est commandant au 67e Régiment d'artillerie d'Afrique. Il revient en Algérie en 1959 comme jeune officier, et il se souviendra toujours d'avoir eu la vie sauve au cours d'une embuscade grâce à un Algérien qui risqua sa vie pour le sauver: Mohamed, un musulman garde champêtre, père de dix enfants. À Christian qui lui avait promis de prier pour lui, Mohamed avait répondu: «Je sais que tu prieras pour moi. Mais vois-tu, les chrétiens ne savent pas prier!» «Dans le sang de cet ami, j'ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m'avait été donné le gage de l'amour le plus grand.» Après la guerre, il est ordonné prêtre en l'église Saint-Sulpice de Paris en 1964. En 1984, l'Abbaye Notre-Dame de l'Atlas devient un simple prieuré. Il en est élu, en 1984, prieur titulaire. Il avait une connaissance approfondie et une grande estime pour l'Islam et la culture arabe, et connaissait en plus de la langue arabe plusieurs autres langues, dont le latin, le grec et l'hébreu (4).» Sa vie durant, il n'aura de cesse d'approfondir cette foi dans une unité entre les deux religions. Il étudiera et méditera les sourates du Coran relatives à «Jésus, fils de Marie», aux «Gens du Livre» et aux chrétiens, comparera les termes des deux religions, les concepts, comme celui de la Miséricorde et du «Miséricordieux», «Ar Rahman», et «Rahma» Miséricorde (bonté)). Il travaillera sur un des principaux noms d'Allah, le Dhikr et sur la parabole des Vierges folles et des Vierges sages. Il cherchera à percer la clef du mystère de la place de l'Islam dans le «Mystère du Salut», il aimait commenter cette sourate du Coran: «Ceux qui sont les plus disposés à sympathiser avec les musulmans sont les hommes qui disent: «Nous sommes des chrétiens.» Cela tient à ce que ces derniers ont parmi eux des prêtres et des moines et à ce qu'ils ne font pas montre d'orgueil.» (Coran, 5, 82). (4) Nous sommes troublés en découvrant cette importante dimension mystique de ces moines qui ont fait voeu de pauvreté, de compassion devant la détresse humaine et qui, d'une certaine façon, ont voulu se repentir devant Dieu de la faute de ces conquérants imbus de la certitude qu'ils appartiennent à la race supérieure. Les deux films décrivent les deux faces d'un engagement, celui de l'intellectuel du film Hors-la-loi pour qui la conduite de la révolution devait primer sur les parcours de chacun, et celui du religieux qui se place dans une dimension de sacrifice individuel pour expier une faute celle de la France coloniale mais aussi une rédemption personnelle qui fait qu'au-delà des parcours religieux de chacun il y a certainement de la place pour un lien «une ribat as salem», «un lien de paix» qu'avait appelé de ses voeux Christian de Chergé. La relation algéro française est «prise en otage» par ceux qui trouvent leur compte dans ce flou où chacun y trouve son compte. En France, ce sera les nostalgériques du «bon temps des colonies» qui arrivent encore à mobiliser et à être un électorat sur lequel la droite comme la gauche compte... En Algérie, nous sommes encore englués dans une vision monolithique et dans l'attente d'une écriture sereine de l'Histoire trois fois millénaire du pays et dont la partie concernant le huitième envahisseur qu'a été l'invasion coloniale attend aussi d'être écrite. C'est à cette condition que l'on pourra parler de relations apaisées entre l'Algérie et la France. 1. C.E. Chitour: Hors la loi «coloniale»: Brève histoire d'un passé qui ne passe pas L'Expression mai 2010 2. Nadjia Bouzeghrane - Gilles Manceron: «Le film est dénigré pour de mauvaises raisons» El Watan 5 mai 2010 3 Treize ans après, le massacre de Tibhirine suscite toujours le trouble. Le Monde.fr 11 09 2010 4. Père Christian de Chergé: Encyclopédie libre Wikipédia