Je ne sais où j'ai pu lire chez André Maurois qu'il faudrait envelopper les dictionnaires «d'une bande rouge: ´´Explosifs. À manier avec soin´´». Ce n'est ni méfiance extravagante ni boutade sans raisonnement que de penser ainsi. En effet, le difficile ce n'est pas ici de faire connaître son opinion, c'est de combattre l'oubli, et dans l'oubli que d'hommes ignorés, que d'oeuvres perdues et que de véritable savoir pourtant indispensable à notre commencement et à l'excellence de notre équilibre, effacé! Un dictionnaire contre l'oubli, découvrant et citant ceux qui ont fait le germe de notre littérature moderne, et c'est-à-dire ceux qui ont existé, écrivant dans la langue de l'occupant et en y coulant leur sang chaleureux et la conviction puissante de leur foi algérienne, ne pourrait être que glorieux, tout à fait à l'image de son concepteur. Je veux dire, au-delà de tous les titres universitaires qu'un Algérien d'aujourd'hui serait capable d'obtenir par son intelligence, rien n'est plus précieux chez nous que l'intellectuel qui pense algérien en toute conscience et donc en toute responsabilité. Pour le montrer, j'en viens, par exemple, au travail de Abdellali Merdaci qui publie Auteurs algériens de langue française de la période coloniale (*), une version repensée de la première édition parue chez Médersa éditeur, Constantine, 2007 (Lire L'Expression de mercredi 3 décembre 2008, p. 21). Il me plaît d'en faire une lecture nouvelle. Il n'est pas question ici de faire l'éloge des qualités intellectuelles de l'auteur. Nous n'en avons pas besoin et lui non plus, sûrement. Dire qu'il est docteur en linguistique, professeur de littérature francophone et comparée à l'université Mentouri de Constantine, qu'il s'est investi dans la recherche de nos repères culturels, qu'il est, ainsi que je l'ai déjà dit au reste, parmi ceux dont la compétence, la lucidité et la perspicacité nous réjouissent, qu'il est auteur de plusieurs ouvrages et études sur la littérature algérienne de langue française de la période coloniale, c'est évidemment important aussi. Mais ce qui est encore plus important, à mon sens, c'est bien son incessant travail de recherche et de mise à l'honneur, puisqu'il s'est spécialisé dans l'étude de la littérature de «graphie française», de ses compatriotes, les premiers auteurs algériens qui créèrent, face aux auteurs français de la littérature coloniale, une littérature d'existence en général, de positionnement parfois et de revendications multiples souvent...Sans doute, l'expression de ces auteurs pionniers, leur parole écrite, leur témérité littéraire n'ont pas pu produire, par une sorte de déhiscence, ce qui aurait pu faire éclore le bel espoir nourri, en tout état de cause, au fond de leurs coeurs. Il reste incontestable que chacun d'eux était peu différent de l'autre. Et l'objet essentiel du dictionnaire biographique de Abdellali Merdaci est, je pense, de sauver de l'oubli nos «ancêtres» les Ecrivains de langue française de la période coloniale, quelle d'ailleurs que pût être leur carrure littéraire, non d'exercer sa compétence qui est de choisir systématiquement ses auteurs et d'accomplir l'acte du critique. L'intérêt est tout là dans la logique de Abdellali Merdaci chercheur et essayiste, s'attachant à mettre les points sur les i, soignant ses articles par une analyse consciencieuse, une présentation claire, une précision soucieuse et une écriture attrayante. Dans la liminaire à son ouvrage Auteurs algériens de langue française de la période coloniale, A. Merdaci avertit: «Ce dictionnaire regroupe essentiellement les auteurs indigènes [une note explique ce dernier terme] algériens de la période coloniale qui ont écrit - ou ont été publiés - en langue française.» Mais il note «toutefois quelques cas particuliers» et il en donne une large explication. Il développe ensuite son propos «Sur le critère de publication, le contenu des notices et les sources documentaires». Sur ce point, il indique: «On ne devait considérer ici que les productions écrites en langue française, répondant aux normes établies du livre et des brochures et renvoyant explicitement à une signature.» En outre, pour établir une biographie suffisante des auteurs, Merdaci ne semble pas avoir eu souvent la main heureuse pour en savoir assez de la vie des auteurs; car il a pu constater que «Dans le pays de tradition musulmane, la vie privée reste un domaine protégé. Il en va souvent de même pour la vie publique et plus étonnamment encore pour des choix politiques mûrement conduits par les auteurs. La question qui s'est posée à nous était de savoir s'il était possible de tout relever dans le parcours d'auteurs qui sont aussi souvent des hommes et des femmes menant des activités publiques.» Evidemment, l'auteur de ce dictionnaire étaie sa réflexion par de nombreuses observations toutes référenciées. Une Chronologie de l'évolution de la période coloniale (1830-1962) et tout particulièrement, en intégration historique obligée, de la littérature des auteurs algériens de langue française, signalée dès 1893 avec «Le début de la publication en feuilleton par l'hebdomadaire El Hack (Bône) du premier roman algérien de langue française: Ali, ô mon frère! de Zeid Ben Dieb.» La littérature dite coloniale débute avec Le Sang des races de Louis Bertrand, en 1898. Cette Chronologie, à elle seule, est une surprenante et riche découverte. Ensuite, c'est le gros corpus des auteurs de la période coloniale, ainsi divisé: I- Auteurs de la période coloniale (1833-1962). II- L'efflorescence intellectuelle et littéraire (1945-1962). III- Auteurs de la période coloniale publiés après l'indépendance. En annexes, se trouvent des notes diverses et utiles pour se préciser les informations sur les auteurs et l'évolution de leur littérature, ainsi que répertoriés des titres d'ouvrages, des biographies et une abondante bibliographie. Un glossaire des mots algériens cités et un index des noms d'auteurs complètent l'essai, lui donnant une envergure appréciable. L'essentiel de cette «Histoire littéraire en miettes» (l'expression est de A.Merdaci) et qui nous était peu ou prou inconnue ou méconnue est caractérisée par l'initiative elle-même, car elle est la bienvenue et d'autant la bienvenue, si l'on jette à nouveau un regard serein sur les encyclopédies et les anthologies qui nous ont été proposées par d'autres chercheurs pourtant professionnels. Ici la compétence, la passion juste, la rigueur, c'est-à-dire l'impartialité maîtrisée l'a nettement emporté. Sans doute, certains y relèveront ici ou là quelques «résidus» qu'il est aisé de purifier - comme au reste c'est la quiddité de toute oeuvre de longue haleine jalonnée de dures épreuves à tous les stades de la recherche -, mais je suis sûr que l'ouvrage que voilà est à élire à la lecture sérieuse qui nous fait aimer nos écrivains, ceux d'autrefois (déjà!), ceux d'hier et bien entendu ceux d'aujourd'hui... (*) Auteurs algériens de langue française de la période coloniale (Dictionnaire biographique) de Abdellali Merdaci, L'Harmattan, Paris, 2010, 315 pages.