“Quand il (Camus, ndlr) revient à l'objectivité et surtout au verdict du réel et de l'histoire dont il avait une grande méfiance, il lui arrive alors d'exprimer des choses plus justes, plus conformes au réel et aux idéaux qu'il défendait (liberté, égalité et dignité)”, constatent Aïcha Kassoul et Mohamed Lakhdar Maougal, dans le corpus Albert Camus ou le choc des civilisations (éditions Mille-Feuilles, 2009). En effet, Albert Camus est à prendre avec des pincettes et à lire avec un esprit, à la fois vif, ouvert et critique. Si on va dans le sens des auteurs de la pétition, Albert Camus est un écrivain colonialiste, et pour appuyer ce postulat, on se référera à plusieurs thèses et écrits, notamment à l'ouvrage la Grande aventure d'Alger républicain, de Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine. Publié en 1989 aux éditions El Ijtihad, les trois auteurs notent à propos de Camus : “À l'instar de la plupart des libéraux européens de l'époque, Camus, s'il proteste contre la misère, les inégalités et injustices dont sont victimes les "indigènes", ne voit pour d'émancipation possible que dans l'assimilation "à l'ombre du drapeau français"”. Plus loin, ils nuancent leurs propos en écrivant : “Toujours est-il que, devenu journaliste, il mettra sa plume et son talent au service de quelques justes et grands combats, servant ainsi puissamment le renom d'Alger républicain.” Ils n'omettent pas de citer la couverture, en 1939, par Camus (qui signait Antar à l'époque) du procès de Cheikh el Okbi et Abbas Turqui, accusés du meurtre du muphti Kahoul. En tant que journaliste, Camus a essayé d'être intègre et le plus honnête possible, “même si, contrairement à ce qui se dira plus tard, l'auteur tait ou estompe la responsabilité première du système colonial dans ce qu'il découvre en Kabylie et ailleurs”, précisent les auteurs. Car son reportage sur la Misère en Kabylie, “pour aussi accusateur qu'il soit, n'est encore que le regard d'un "étranger", certes indigné par la misère qu'il découvre mais dont il veut ignorer les raisons profondes. Il lui faudrait autrement remettre en cause le régime colonial lui-même, ce qu'il ne veut pas et ne peut pas faire”. L'auteur de Caligula a été largement critiqué en France également, notamment après la sortie de l'Homme révolté, puisqu'il s'est mis à dos les surréalistes et leur chef de file, André Breton, et les existentialistes menés par Jean-Paul Sartre. Bien avant, à la sortie de la Peste en 1947, Barthes lui reprocha son refus de s'engager et de prendre des positions politiques. Mais ce que les Algériens ne comprendront sans doute jamais, c'est l'occultation du personnage de l'arabe. Et ses détracteurs sortiront cet argument des vieux tiroirs à chaque fois qu'une voix s'élève pour évoquer l'œuvre de Camus, si universelle et pourtant si spécifique à une région et à une communauté. Comme la critique littéraire évolue et avance à chaque nouvelle théorie, la thèse de l'écriture colonialiste aurait pu être contestée. Mais les Camusiens sont, de nos jours, une denrée rare. Difficile donc de défendre le Nobel 1957. Maïssa Bey lui a rendu un très bel hommage dans son objet littéraire, Pierre sang papier ou cendres (éditions Barzakh, 2008). Elle l'a imaginé se promenant sur une plage avec Kateb Yacine, et lui fait dire à la page 86 : “Cela fait bien longtemps que je le dis : ce peuple est un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu'on veuille l'approcher sans préjugés, sont parmi les premières, mais il semble avoir perdu aujourd'hui sa foi dans la démocratie dont on lui a présenté une caricature. Il espère atteindre autrement un but qui n'a jamais changé et qui est le relèvement de sa condition.” L'écrivain et journaliste, Hamid Abdelkader, nous a révélé que “l'Etranger est un des meilleurs romans du XXe siècle. Je suis moi-même romancier et j'ai le droit de citer les œuvres de Camus comme référence esthétique d'une grande importance. Je trouve Camus intéressant comme objet d'étude et de débat, car j'ai toujours eu un penchant pour les écrivains qui portent en eux-mêmes cet esprit d'ambivalence riche en instruction”. Albert Camus est un écrivain majeur de la littérature. Exotique ou méditerranéenne, la littérature n'a pas de nationalité et l'art n'a pas de frontières. Il faut juste aborder sereinement cet auteur à l'âme révoltée que certains qualifierait de “lâche” et d'autres d'“engagé”. Il faut prendre du recul et de la distance, et comme le dit si bien Coetzee, l'écrivain sud-africain, Nobel 2003 : “Je ne suis pas le représentant d'une communauté ou quoi que ce soit d'autre. Je suis juste quelqu'un qui, comme tout prisonnier enchaîné, a des intuitions de liberté et qui construit des représentations de gens laissant tomber ces chaînes et tournant leurs visages vers la lumière.”