Quand l'espoir était notre bien, l'espoir d'écrire l'Histoire ne relevait d'aucune forme paranoïde. Mille et mille choses sont nées de notre existence de colonisés et dans cette existence, coûte que coûte, nous avons formé notre espoir...Puis, à examiner l'esprit de notre monde d'aujourd'hui, nous ne semblons même pas connaître la mesure de notre propre désespoir et en outre, chacun le dilue dans une suite d'accidents que l'on dit provoqués évidemment toujours par les autres. Aussi, lorsque les hommes désespèrent de leurs situations, la conscience s'interroge, la rancoeur lève, bientôt la querelle éclate; si encore celle-ci ne devient pas folie et - si proche et au-delà du fractionnement de l'esprit - n'évolue pas en schizophrénie. Pour comprendre, il faut alors lire de Tarik Taouche sa toute première publication, les sept nouvelles réunies sous le titre à tout le moins insolite: Schyzos, petites histoires de gens lambda (*). L'auteur tente, en effet, de ramener par l'expression écrite, l'image de sa pensée créatrice mûrie par le désordre de l'esprit observé autour de lui, ressenti et consigné. Il s'agit bien de nouvelles, ce genre si bien apprécié pour sa valeur littéraire et pourtant si difficile eu égard à ses exigences techniques d'écriture et de composition et d'autant lorsque ces nouvelles, répondant aux normes de structure (texte court, simplicité du sujet,...), sont groupées et publiées en un seul volume. Effectivement, Tarik Taouche, et sans doute grâce à sa formation de biologiste, sait écrire un récit bref (tel un rapport d'expertise scientifique) qui reste néanmoins suffisamment complet, afin que le ou les événements décrits soient vraisemblables et le ou les personnages, évoluant dans l'espace et le temps, soient doués d'une réalité psychologique crédible. Il a un grand souci de réalisme puisqu'il peint une société proche de lui, disons de nous-mêmes aussi: «Choses» vécues par les Algériens. Ainsi, l'auteur nous apparaît-il davantage comme «témoin», non comme «scribe», tout en donnant l'impression de parler pour les autres...ceux qui ne peuvent pas ou ne savent pas s'exprimer. La conduite de ce jeune auteur me fait penser, par bien des aspects, à celle de nos meddâd-ha d'autrefois racontant avec fougue et aisance leurs récits et, de temps à autre, interpellant leur public émerveillé. Tarik Taouche a organisé ses nouvelles en fonction du thème central: celui d'une société empêtrée dans le drame de sa vie. Les personnages ne sont pas heureux dans le milieu où ils vivent. La chute de chacun d'eux dans le malheur produit sur le lecteur algérien une émotion intense, - car ce malheur, qui ne lui est pas inconnu, est aussi capable d'émouvoir tout lecteur étranger informé ou non du drame social algérien des terribles années 90. C'était le temps de la peur et de la mort. Au reste, l'auteur-biologiste semble «engagé volontaire» pour mettre la société sur la lamelle de son microscope et l'examiner minutieusement. Mais ce n'est pas que cela. Le climat «mortel» n'est pas non plus seulement dans la nouvelle intitulée Lectrice de journal et qui sert de motrice aux six autres. «La chose» se produisit sans que l'on sache ni pourquoi ni comment. Les personnages des sept nouvelles sont atteints d'une maladie mentale, leurs fonctions psychiques sont perturbées; ils agissent en schizos (abrév. de schizophrènes) et constituent les gens lambda, autrement dit «gens ordinaires», «gens quelconques», «gens de base», peut-être même quidams, individus. Et «le drame de l'histoire» est là, tout entier. Une partie de la société d'Algérie de cette époque consacre en quelque sorte le code secret ancré dans le genre «nouvelle» proposé par Tarik Taouche. On com-prend bien en lisant attentivement le texte que l'allusion prête forme et relief aux hallucinations des personnages montrant, en conséquence, que si le mal est en dehors de nous, il est aussi en nous. Par exemple, «la folle» qui lit le journal et «le vieux soulard que la gnôle a protégé des excès du temps» sont victimes expiatoires de l'absurde encore hélas! pas tout à fait inaccompli. Les nouvelles «Sous les pales, L'Homme en noir, L'Arum, La Montre, Gynécée, H-1» peignent un monde pris de «folie», perturbé par «des années noires qu'avait connues le pays», privé d'amour et épris de liberté (Fouad et Selma), mystifié par la morale. D'autre part, il est un jeune homme qui, dans un enclos, lui apparaît «une étrange créature noire» et, aussitôt, «l'amour filial» devient une idée mortelle. Tout autant, les autres nouvelles nous enserrent, nous prennent telle une angoisse empreinte d'une laideur atroce. La solitude, la souffrance, le déni de la tendresse, le dégoût de la vie, le goût du meurtre et de la mort y constituent les ingrédients puissants et essentiels d'une morbidité massive qui nous pousse, peut-être à notre insu, au bord du désespoir. H-1, le décompte est commencé! La lecture de Schyzos, petites histoires de gens lambda de Tarik Taouche nous révèle un auteur peu tendre avec l'humaine condition, peu enclin à nous instruire avec pédagogie. Mais s'il nous est permis de dire que Tarik Taouche a bien du mérite d'avoir abordé un sujet aussi difficile, il saura, par expérience, dans une prochaine publication, chasser les maladresses qu'il n'aurait pas remarquées dans sa première oeuvre. Il saura se résigner au devoir d'être un écrivain algérien au service d'un art d'éduquer et instruire, d'un art qui de toute façon ne peut épuiser la vérité. (*) Schyzos, petites histoires de gens lambda de Tarik Taouche, Chihab éditions, Alger, 2010, 104 pages.