Nous avons construit tant de rêves et tant de rêves sont restés derrière nous. Le Rêve en héritage (*) de Djamal Kharchi est une sorte de clé offerte à tous ceux qui veulent compren-dre quelque peu du présent dont le caractère éphémère soulève en chacun des houles de mélancolie et d'extase pêle-mêle. Ici, le roman n'est pas un genre inférieur, car il met en scène, ou plutôt, il remet en scène, le vain écho d'un rêve inabouti. C'est l'histoire de «la commune de Aïn-El-Baroud [qui] doit son nom à une ancienne cartoucherie artisanale du temps de la Régence, maintenant disparue. Il est vrai que la terre dans cette localité recèle des propriétés qui la rendent propice à la fabrication de la poudre. [...] De génération en génération, les habitants de Aïn-El-Baroud vivent de la terre. Avec dix ans de distance depuis l'indépendance, la réalité a pris une autre apparence. La vie semble avoir changé d'échelle.» En d'autres termes, cette commune «a tourné la page des mauvais souvenirs» pour s'ouvrir à l'avenir. Après sept années de maquis, Slimane - «qui avait ramené avec lui quelques objets qu'il conservait précieusement comme des pans de son identité» est maintenant un homme «très responsable» dans Aïn-El-Baroud. «Homme tout en long», «les cheveux clairsemés légèrement grisonnants, le menton tracé, Slimane n'était plus dans sa première jeunesse.» Il découvre autour de lui un manque de cadres administratifs, de médecins, d'enseignements, un dénuement angoissant des populations. La colonisation et son armée avaient tout détruit, tout déshumanisé. La misère avait gagné tout le pays; et «La commune de Aïn-El-Baroud comme tant d'autres n'échappait pas à cet inventaire catastrophique de la colonisation.» Une décennie, après l'indépendance, la commune «n'est plus le trou de boue et misérable» et sans même les commodités communales les plus simples dont les citoyens pouvaient au moins en bénéficier. On pouvait connaître et compter sur une polyclinique, le bureau de poste, des magasins d'Etat «assurant des produits de première nécessité à des prix imbattables [...] La commune respirait.» Cependant, il arriva que la conscience de Ali l'instituteur et celle de Slimane, le moudjahid se fussent réciproquement ébranlées, l'un usant souvent d'une joyeuse ironie, l'autre d'un ton amer. La dispute des deux hommes s'amplifia et, sans doute, avait-elle laissé chez l'un et chez l'autre des sentiments fort contraires qui allaient lancer une querelle idéologique nouvelle, mais en vérité longtemps rentrée. Le narrateur pouvait avoir cette réflexion: «Et si l'utopie d'une France de Dunkerque à Tamanrasset s'était réalisée, que serait-il advenu du peuple algérien sur sa propre terre, de ses valeurs, de son avenir, de son histoire, de ses racines à travers les générations?»... La question a eu une grande résonance dans le coeur de Slimane. Et comment donc expliquer autrement, plus tard, ce qui, évidemment, développerait «la rancoeur» et «la mal-vie» cruellement emmagasinées pour exploser, le moment venu? Où en est la réalité de la devise: Par le peuple et pour le peuple? Simple slogan d'une idéologie floue? Ruse politique? Conviction mal exprimée ou mal initiée? Et autant dommageable à la banderole qui flottait alors glorieusement sur le fronton de la commune: Un seul peuple, une seule nation, un seul Parti». Programme du Parti, la Révolution agraire est annoncée, - que va être le comportement de Slimane le moudjahid? La campagne d'explication de la Révolution agraire se déroulera sous sa responsabilité; il devra encadrer de jeunes étudiants et leurs professeurs, tous débordants de vitalité, chacun imaginant un modèle de société nouveau. Parmi les participants, à cette campagne, il y a Yacine, Meriem, Karim, Toufik et Fadéla pleinement engagés dans cette oeuvre à caractère national dont, paradoxalement, le journaliste Mohamed ne saurait écrire une seule bonne ligne! Constamment présente l'actualité l'avalera et, pour lui, les grandes espérances seront perdues! Les discussions sont passionnées - il s'agit de l'Algérie nouvelle - et les propositions sont nombreuses, souvent convaincantes, souvent très inattendues, leurs applications difficiles, souvent irraisonnées, souvent inopportunes, souvent démesurées, mais toutes prometteuses en faveur d'une Patrie retrouvée, viable et moderne. L'esprit de l'Etat-Parti se donne le verbe qui véhiculera une lourde responsabilité. Ce fut le temps de l'authentique liberté et de la saine parole populaire. «Chacun paraît au mieux de la vacance que les colons avaient laissée», rappelle l'auteur impavide et troublé au possible. Ce fut le temps des réjouissants slogans socialistes: «Vive l'autogestion», «Vive la Révolution agraire», «La terre à ceux qui la travaillent», «À bas l'exploitation de l'homme par l'homme»... Tous les personnages du «roman» se partagent les responsabilités face aux exigences «de l'heure», par exemple, Sadji (le secrétaire général de la commune), Si Salem (le responsable local du Parti), Badaoui (le premier magistrat de la commune), d'autres... dont Yacine («cinquième année de médecine»), délirant d'orgueilleuses espérances évidentes; il donnait de sa voix ces affirmations: «Nous sommes tous des paysans!» Les «idées révolutionnaires» firent florès, ébranlèrent les esprits. Les débats, à sens unique, nourrissaient le rêve: «paysan, étudiant, citadin»: c'est-à-dire «la terre», «la science», «la civilisation». Or le temps, le temps qui court, s'il n'avantage personne, il n'aide pas non plus les pauvres; cela justement observé, on constate aujourd'hui que le temps renvoie à la postérité et dit toute la vérité. Nous y serons un jour ou l'autre: nous y sommes!... Un conseil au lecteur: il faut lire Le Rêve en héritage de Djamal Kharchi comme j'avais souhaité qu'on lise Le Rêve derrière soi (qui fut le mien), c'est-à-dire en débusquant audacieusement la litote, cette figure de rhétorique qui décèle la finauderie. (*) Le Rêve en héritage de Djamal Kharchi, Casbah Editions, Alger, 2010, 381 pages.