Aujourd'hui, un destin historique, cela signifie la rencontre d'un homme et d'une idée. Les Algériens connaissent l'un et l'autre. Ben Bella n'a-t-il pas été l'homme qui a sacrifié leur indépendance sur l'autel de ses ambitions? Qui les a privés de libertés? Qui leur a imposé le parti unique? Et qui a importé le socialisme de Tito et de Castro? Bref, un séide de l'Union soviétique. «Un vrai despote», accusent encore ses ennemis. Les anciens résistants autant que l'élite sont conscients que l'avenir politique de cet opposant est derrière lui: le premier Président de la République, gardien du temple socialiste, est un homme fini. Il est mis en terre par l'Histoire. Les Algériens de ma génération lui feront griefs de ses comportements tantôt cyniques, tantôt inciviques. Durant la guerre du Golfe, Ben Bella, qui croit dur comme fer en la victoire de Saddam Hussein, se rendra à Bagdad où le leader irakien lui réserve un accueil digne d'un chef d'Etat. La présence du «zaïm» algérien est largement exploitée par les médias. Ben Bella allant au-devant de Saddam: l'image toute symbolique de cette solidarité soudainement retrouvée que l'on cherche à faire accroire, replonge la nation arabe quarante ans en arrière. Avant même que Saddam ne dégaine contre l'Amérique et ses alliés, Ben Bella accourt et laisse tomber la veste dans l'espoir de recueillir de futurs dividendes politiques. De retour à Alger, il retrouve ses accents nationalistes arabes. Même en politique, il est vrai, l'on n'échappe pas au retour d'âge. Alors que tous les médias du monde étaient braqués sur la guerre du Golfe, il convoque une conférence de presse sur un ton messianique dans le plus pur style: «Je reviens de Baghdad...». L'immense salle de l'hôtel El-Djazaïr (ex-Saint-Georges) là où avait séjourné plus de quarante ans avant lui, un géant de l'Histoire, le général de Gaulle, était pleine à craquer: journalistes de la presse nationale et internationale, chefs de partis politiques, présidents d'associations. Saddam lui avait suggéré de sensibiliser l'opinion internationale sur les desseins belliqueux américains dans le Golfe. Ben Bella était requis pour être l'avocat du maître de Bagdad. Bien que Saddam ait insisté pour cibler particulièrement l'opinion occidentale et multiplier le cas Chevènement, le ministre français de la Défense, qui a démissionné pour protester contre l'engagement de son pays dans le conflit, Ben Bella mélange les rôles. Il parle de collusion judéo-chrétienne contre les musulmans et promet que Saddam Hussein infligera une leçon aux présidents Bush et Mitterrand. Il s'en prendra violemment au correspondant du journal Le Monde provoquant la stupeur de ses autres confrères qui assisteront à une regrettable scène s'apparentant à un véritable lynchage. Devant l'assistance médusée sur le mode démago-révolutionnaire, Ben Bella annonce que Bagdad a la plus forte armée du monde. «Saddam Hussein possède des missiles intercontinentaux. Il peut foudroyer l'Amérique à tout moment. J'en possède la preuve!» Le compte à rebours avait déjà commencé: Saddam avait sorti sa panoplie de Scuds. Mais quand le fera-t-il pour ses missiles intercontinentaux? La surprise était de taille. Pour Ahmed Ben Bella, ce n'était plus qu'une question de jours. Le nationalisme arabe, après Nasser, recherchait un leader digne des épopées de Saladin, le trouvera-t-il? Se croyant investi d'une mission historique par Saddam, Ben Bella montrait sa disponibilité à jouer les seconds rôles. La précipitation, l'improvisation, l'incongruité de son discours politique constitueront autant de raisons qui le priveront de figurer un jour, en tout cas, dans la légende du siècle. La cause arabe représente, aux yeux d'Ahmed Ben Bella, le meilleur turbo d'ascension politique. Ne frissonne-t-il pas, chaque fois, qu'il voit surgir sur le petit écran l'uniforme de Saddam Hussein? Cet homme semble avoir été derrière toutes les tragédies que l'Histoire échafaude en silence. A M'sila, puis à Alger, au cours des premiers mois de sa remise en liberté, Ben Bella déployait tout son talent, toute sa conviction pour séduire ses invités. «Nasser m'a dit», «Castro m'a confié», «Tito et moi...». Une vraie litanie de confidences d'un ex sur le sort de ce monde. Revenir au pouvoir, voilà ce qui, réellement, n'a cessé de motiver les faits et gestes d'Ahmed Ben Bella. Mais l'homme, le militant, dispose d'un gisement inépuisable de ressources sentimentales et de courage. Quand Président de la République, il décide d'interdire le métier de cireur et d'envoyer ces enfants démunis dans les écoles, il aura répondu à son vrai cri du coeur. Quand il nationalise les richesses des gros propriétaires fonciers pieds-noirs, il est convaincu qu'en jouant au Robin des Bois, il fera le bonheur des laissés-pour-compte et des marginaux de la société. Sur son passage, il crée des bourrasques d'espérances. Avec les pays du Maghreb, il suscite tensions et méfiance viscérales autant de la part de Bourguiba que de Hassan II. Ben Bella avait créé ses propres rêves pour porter sa légende...De bout en bout, durant cette terrible crise algérienne, il offre, sans succès, ses bons offices. Dans ses contacts avec le Président Zeroual ou avec des généraux, ne se présente-t-il pas comme le porte-parole ou le mandataire à la fois du FLN, du FFS du FIS, d'Ennahda et du Parti des travailleurs (PT) de Louisa Hanoune? «Désignez-moi président et donnez-moi six mois, leur dit-il, je vous promets que je réglerai la crise.» Faiseur de paix? Il jouera toutes les partitions sur tous les tempos. C'est cet homme, un des historiques de la Révolution algérienne, premier Président de la République, qui vient de me poursuivre devant les tribunaux pour un article qu'il est le seul à juger diffamatoire et pour lequel il m'avait adressé une mise au point à la limite...grossière et insultante. Ce procès est le premier depuis ma longue absence d'Alger, presque deux ans. Mon avocat, Tayeb Belloula, ne cachait pas ses craintes à cause du juge qu'il savait sévère. L'antagonisme ambiant entre arabisants et francisants a sécrété, au sein de notre société, des haines, des inimitiés et des préjugés relevant surtout de valeurs et de facteurs culturels reflétant les anachronismes algériens. Directeur alors du plus grand journal en langue française et défendant des valeurs républicaines et démocratiques s'apparentant, selon quelques intellectuels arabes, à la culture occidentale, je ne pouvais mieux incarner à leurs yeux qu'un produit de la civilisation occidentale, française et laïque. Ce qui est totalement faux. La véritable espèce d'homme pour laquelle il n'éprouvait que haine et mépris. Cette caste d'arabisants qui dominent le corps de la justice et de l'Education nationale, rêve de prendre sa revanche en reléguant au second rang le français resté, depuis l'Indépendance, la langue d'expression par excellence de toutes les institutions, mais aussi de la rue. L'élite du pays, formée en français, sera injustement affublée du qualificatif infamant du «Parti de la France». Les arabisants sont persuadés que leur promotion sociale ne peut se réaliser tant que l'arabe n'est pas imposé comme langue officielle au sein de toutes les institutions. L'arabisation de l'Algérie a enfanté les pires frustrations sociales, économiques et politiques. En trente ans d'indépendance, nos présidents, nos ministres, nos ambassadeurs, nos chefs d'entreprises, nos médecins ont favorisé et maintenu, contre vents et marées, le statut privilégié de la langue de Voltaire au pays de Tarek Ibn Ziad. Pour justifier le retard pris dans ce domaine par rapport aux pays voisins, nos dirigeants prétextent le statut colonial français. «Si le Maroc et la Tunisie ont préservé leur tissu culturel, cela est dû en partie au fait qu'ils étaient d'abord des protectorats français. Colonie française, l'Algérie est devenue carrément un département français au même titre que celui des Bouches-du-Rhône où tout caractère persistant de la civilisation arabo-islamique était banni.» Cette explication simpliste ne peut justifier que soit relégué au second rang, ce qui devrait constituer le ciment même de la Nation algérienne. Le terrorisme est né aussi de cette injustice linguistique qui a charrié, tout au long d'une génération, des rêves brisés d'une indépendance confisquée. Des statistiques établies par les chercheurs et des institutions de l'Etat ne démontrent-elles pas que la majorité des effectifs du FIS et du GIA est exclusivement de formation et de culture arabes? Des hommes politiques, notamment les laïcs, reprochent volontiers à l'école algérienne de n'avoir produit qu'une génération de terroristes et prônent, sans honte, d'instituer une école à la Jules Ferry. A travers le débat sur le statut de la langue arabe et ses effets sur la société algérienne, c'est le problème de toute la crise algérienne qui est posé dans sa véritable dimension. Une espèce de manichéisme culturel a vite trouvé sa place en Algérie, selon que l'on soit formé dans la langue de Voltaire ou dans celle d'Avicenne. Il est clair qu'après trente ans, les arabisants veulent briser ce ghetto culturel. Mon avocat me conseilla de plaider en arabe, «sinon avec ce juge, l'on va tout droit à la catastrophe». Lorsque le président du tribunal m'appela à la barre, il manifesta un réel intérêt à ma présence: «Enfin, vous daignez vous présenter devant la justice!» Après avoir décliné mon identité, il m'interroge si j'avais oui ou non des antécédents judiciaires. Je répondis par la négative. Une bataille à fleurets mouchetés commence alors avec le juge. Il procède à la lecture de l'acte d'accusation et exhibe l'objet du délit: l'article paru dans Liberté. La partie civile demande la parole. «Le Président Ben Bella, dit son avocat, considère qu'il a été diffamé par cet article. Il a manifesté le désir d'assister à ce procès pour défendre son honneur et rétablir la vérité. Je demande le report de ce procès pour permettre à mon client, le Président Ben Bella, d'y assister.» Maître Tayeb Belloula intervient à son tour: «En dépit des menaces qui pèsent sur mon client, il a tenu à répondre à la convocation du tribunal. Aussi, pour des raisons sécuritaires qui le concernent, nous ne lui tiendrons pas grief si, la prochaine fois, il ne se présente pas devant ce tribunal.» Le président à l'avocat de Ben Bella: «Je serais gêné de condamner M.Fattani par défaut si cette affaire était reportée. En raison des circonstances auxquelles est astreint l'accusé dans ses mouvements, j'ai décidé de juger cette affaire aujourd'hui. M.Ben Bella n'avait qu'à être là.» Dans un long plaidoyer en arabe classique, j'explique au juge la genèse de l'affaire, la mise au point irrévérencieuse de Ben Bella adressée par huissier et sa hargne à me poursuivre devant la justice pour une information que je ne considère pas diffamatoire. Au début sévère, le juge me fixe maintenant, à ma grande surprise, avec sympathie. «N'avez-vous pas fait paraître cette information dans le but évident de faire capoter la médiation de Ben Bella entre le FIS et le pouvoir durant l'été 1994, en le désignant à l'opinion comme un vulgaire affairiste?» Cette information avait paru, dis-je, avant l'annonce par des médias étrangers de la médiation de Ben Bella, de plus, je vous fais savoir que je soutiens toute entreprise visant à restaurer la paix civile dans ce pays. Je ne souscris nullement au besoin de recourir à la manipulation ou à la désinformation quand il s'agit de traiter de l'information. Si vous pensez le contraire, je vous prie de m'en apporter les preuves. Le juge: «L'argent et la politique ne font jamais bon ménage. Connaissez-vous M.Fattani, dans ce pays, un ministre, un haut responsable qui n'ait pas été tenté de toucher au bien public?» Dans la salle, le public est abasourdi par la vérité que vient de lui asséner le juge. Une première dans la magistrature algérienne: un juge qui dit tout haut ce que les gens pensent tout bas. L'affaire tourne au procès de Ben Bella dont l'avocat accuse mal ce coup de théâtre. C'est ce moment précis que choisit le bâtonnier Belloula pour se lancer avec brio dans une magistrale leçon de droit pénal, mais aussi de droit musulman. «Dans le monde politique, dit-il, nous savons que beaucoup de personnalités sont issues de milieux d'affaires. Les partis politiques ne se constituent-ils pas sur la base d'intérêts philosophiques, moraux mais aussi financiers? Dire ou écrire que Ben Bella est propriétaire d'une chaîne de magasins en Espagne n'est ni calomnieux ni diffamatoire pour un ancien chef d'Etat ou un futur dirigeant. Un ancien Président de la République demeure un citoyen qui a tous les droits d'exercer des activités lucratives pour peu que celles-ci ne tombent pas sous le coup de la loi.» Egal à lui-même, artiste de l'esquive, le bâtonnier Belloula, sûr de lui et dominateur, plante, alors, comme une banderille, ce témoignage sanctificateur: «Le Prophète Mohamed, Que le Salut Soit Sur Lui, n'a-t-il jamais exercé Lui-même des activités de commerçant?» Quelle intuition, quel génie pour ce maître du barreau d'avoir su se frayer cette grande sortie à l'issue d'une extraordinaire plaidoirie. Belloula demande la relaxe. Et le juge me l'accorde. De tous les hommes politiques, qu'ils soient du pouvoir ou de l'opposition, Ben Bella n'a pas été le seul à exercer, jusqu'à présent, des poursuites judiciaires à mon encontre. Ai-je à ce point gêné, torpillé la médiation politique qu'il préparait en douce durant cet été 1994 au cours duquel Abassi Madani et Ali Benhadj sont installés au Palais Djenane El-Mufti, pendant plus de deux mois? La vérité est que, à cette période même, Ben Bella redoublait d'activité pour convaincre à la fois le pouvoir et l'opposition de le désigner comme candidat aux présidentielles de novembre 1995. Mais l'Histoire ne se donne qu'aux hommes qui la méritent. Cet homme a un passé, certes, mais il n'a toujours pas de destin. Article paru dans L'Expression le 18 novembre 2002