“Le pouvoir que connaît notre société depuis l'indépendance du pays et qui continue à se comporter à la manière d'un conquérant a fini par tuer la confiance en soi, l'ambition et l'esprit d'initiative chez une bonne partie de la jeunesse algérienne du fait du verrouillage que ce pouvoir ne cesse d'imposer à la société”, estime Mohamed Hennad qui ajoute que les jeunes subissent une mort sociale qui peut “mener à tous les extrémismes”. Liberté : Kamikaze, harraga, émeutier, pourquoi certains jeunes recourent ces dernières années à des choix violents et extrêmes ? Mohamed Hennad : Parce qu'ils ne trouvent pas de travail et parce que les études ne sont plus la condition sine qua non pour accéder à une promotion sociale. Cette promotion, on peut l'atteindre par d'autres moyens. Par le commerce informel, l'aventure… Quittant les études précocement et avec peu d'alternatives pour apprendre un métier ou obtenir un emploi, bon nombre de jeunes ont choisi d'agir en marge de la légalité. Ceux qui ont perdu tout espoir, c'est-à-dire les desperados, se sont – au mieux –, soit résignés à s'adonner au bricolage (comme le gardiennage forcé des trottoirs pour le stationnement ou la vente des cacahuètes sur la voie publique), soit ont choisi le chemin de l'émigration (légale et illégale) ou, au pire, pris le chemin de la délinquance, du terrorisme ou celui tout simplement de l'autodestruction à travers l'oisiveté qui est mère de tous les vices. Il faut aussi dire que la notion de la violence est assez présente dans la culture algérienne, à cause notamment du manque de communication. Les autorités n'anticipent pas sur les problèmes. Elles préfèrent réagir et parer à l'urgence plutôt qu'agir en amont. D'une manière générale, il me semble que la jeunesse algérienne est en train de se venger de ses aînés dont elle constate l'échec et conteste l'autorité, à cause justement de cet échec. Et ceci quitte à faire du mal à elle-même. C'est ainsi qu'une bonne partie de nos enfants – particulièrement les garçons – s'intéressent de moins en moins aux études. Force est de constater qu'on est en train de payer le prix de ce qu'on a toujours considéré comme une bénédiction. On continue de vanter le fait que le pays soit une société en majorité jeune, à hauteur des deux tiers de moins de trente ans, oubliant qu'il s'agit là, en fait, d'un déséquilibre démographique dangereux que toute société soucieuse de son bon fonctionnement est censée redouter. Qu'entendez-vous par déséquilibre dangereux ? Quand une société est constituée de trop de jeunes ou trop de vieux, c'est toujours mauvais. Si une population est constituée à majorité de jeunes, il faut que les autorités rendent disponibles les structures d'accueil nécessaires : écoles, salles de sport…, tout en garantissant à ces jeunes un emploi. Tout déséquilibre est nocif. La France actuellement n'a pas de quoi payer les retraités. L'autre déséquilibre qui guette actuellement l'avenir de l'Algérie est celui du genre, car le nombre des filles continuant leurs études ne cesse de dépasser de façon préoccupante celui des garçons. Notamment à partir du cycle moyen. Ce qui va se traduire, à terme, par une féminisation démesurée de l'encadrement du pays. Les émeutes qui éclatent ici et là sont-elles, selon vous, une réaction spontanée face au mal-vivre ? Les jeunes ont remarqué que quand on est violent, on peut avoir des résultats. La violence paie quelque part. Si la situation actuelle perdure, on peut s'attendre au pire. Il y a un phénomène d'émulation, d'imitation. Si cette wilaya a obtenu des résultats par la violence, pourquoi pas nous ? Cela ouvre la voie à toutes les violences et excès. La violence paie et, quelque part, les autorités ne savent pas quoi faire ou ne veulent pas faire. Cela entame dangereusement l'autorité de l'Etat. Le pouvoir du fait que connaît notre société depuis l'indépendance du pays et qui continue à se comporter à la manière d'un conquérant a fini par tuer la confiance en soi, l'ambition et l'esprit d'initiative chez une bonne partie de la jeunesse algérienne du fait du verrouillage que ce pouvoir ne cesse d'imposer à la société. Ce pouvoir fonctionne de plus en plus comme une caste “endogamique”, avec toutes les tares qui peuvent résulter de la consanguinité. À ce propos, je cite L. Addi, professeur d'université, qui, dans une contribution parue il y a quelques semaines dans le Soir d'Algérie, s'adresse à M. Dahou Ould Kablia, actuellement ministre délégué aux Collectivités locales, pour lui rappeler : “Monsieur, quand j'étais lycéen à Oran, vous y étiez wali. Je m'apprête à aller en retraite et vous, vous êtes toujours ministre.” J'entends par verrouillage la non-circulation de l'élite politique. C'est toujours la même élite politique qui gouverne le pays. C'est l'élite du 1er Novembre. C'est une vision passéiste. C'est la seule source de légitimité qui prend le pas sur la bonne gouvernance et l'alternance au pouvoir. Tout ce que vous venez de dire explique-t-il le recours à l'acte kamikaze ? Jusqu'à présent, je m'interroge sur la question. Comment peut-on convaincre un jeune de laisser sa vie pour une cause pas tout à fait évidente. Cela relève un peu du mal-vivre, des croyances d'atteindre Djanet Fardous en s'adonnant au djihad. Mais l'explication religieuse n'est pas suffisante du tout. Les peines de prison sont-elles suffisantes pour endiguer le phénomène de l'émigration clandestine ? Cela va rendre peut-être même les candidats plus acharnés. Ils peuvent se dire : “Ils ne font rien pour nous et nous empêchent de faire notre choix.” Il faut plutôt s'en prendre aux passeurs qui en font un fonds de commerce. Pourquoi tentent-ils cette aventure suicidaire ? Par défi, par impulsion. C'est une sorte de tentative de suicide. Il faut se mettre à la place du jeune. Il n'y a rien autour de lui. C'est une mort sociale qui peut mener à tous les extrémismes. N. H.