L'économie fondée sur la connaissance n'est pas un chemin à parcourir, mais un cheminement à assumer. Ce n'est pas une technologie qu'on achète, mais des valeurs que l'on adopte et un cadre juridique que l'on construit. En un mot, l'EFC est une attitude mentale avant tout, qui s'obtient et se forge par l'amélioration constante du niveau culturel de la société. L'EFC vise à transformer l'entreprise en la sortant de sa dimension statique, c'est-à-dire un atelier dans lequel des ouvriers fabriquent pendant 40 ans la même pièce en faisant les mêmes gestes à en avoir des déformations professionnelles. Dans le cadre de la mondialisation, l'entreprise, pour perdurer, doit être en mouvement, c'est-à-dire avoir la capacité d'innover et de se renouveler constamment. Toute entreprise qui ne naît pas à partir d'une idée innovante et qui ne s'innove pas elle-même est morte dès sa naissance. En d'autres termes, l'entreprise ne peut perdurer que lorsqu'elle est créative à tous les niveaux. Créative dans sa production, dans son organisation, dans son système de financement, dans la recherche de ses débouchés. Aujourd'hui, les véritables œuvres d'art sont les tableaux représentant les graphiques de croissance. Le talent n'est plus le lot de l'artiste, il est le lot de tout entrepreneur. C'est cette exigence imposée par l'EFC qui pousse chaque société à reconsidérer sa culture dans ce qu'elle a de créatif et d'inventif. Alors que nous savons que depuis des siècles et dans toutes les sociétés, quelles que soient leur culture, leur religion, la création et l'innovation ont été sévèrement réprimées. Nous sommes des sociétés qui avons intégré profondément cette répression et nos artistes sont victimes d'autocensure inconsciente. Alors que l'EFC nous impose d'encourager et de libérer l'esprit créatif et l'esprit d'initiative. C'est cette inversion de polarité dans le rapport à la création dans la société qu'il faut opérer pour installer les meilleures conditions à l'EFC. En somme, l'économie fondée sur la connaissance a besoin de l'efficacité fondée sur la culture. Afin de mieux projeter les besoins de transformation culturelle qu'exige l'application de l'EFC, il est nécessaire de remonter le chemin des principales transformations culturelles et mentales que la société algérienne a connues depuis son indépendance à travers l'analyse de l'impact des différents discours de l'Etat. I. Impact des discours politiques sur la culture et les mentalités Pourquoi le discours de l'Etat ? Parce qu'il est en même temps un acte culturel et politique. Il exprime, au-delà du projet politique, la manière dont l'Etat perçoit les mentalités et la culture. Cette perception est un axe important dans la construction de sa stratégie pour faire aboutir sa politique. De cette perception dépend la réussite de la politique ainsi que l'aboutissement des transformations culturelles qu'elle nécessite, elle est par conséquent la première action culturelle par laquelle se transforme ou ne se transforme pas une société. Dès l'indépendance en 1962, l'Algérie fut confrontée à deux choix opposés du point de vue idéologique : comment, à partir des valeurs traditionnelles, construire un socialisme conforme à l'idéologie arabo-musulmane, d'un côté, et comment décoller économiquement grâce à une industrialisation moderne à l'occidentale, de l'autre ? La question était de savoir comment changer tout en restant soi-même. Tel était le souci de la classe dirigeante qui présentait les dangers d'une ouverture nécessaire vers l'Occident en essayant d'épargner les subjectivités des Algériens qui ressentaient la même angoisse : comment changer sans se dénaturer ? Jusqu'à quel point est-il possible d'intégrer la culture occidentale sans se déculturer ? Tel était le dilemme. En d'autres termes, au moment de l'indépendance, l'Algérie avait à choisir entre deux camps : rallier le monde arabe ou s'ouvrir à l'Occident. Toujours est-il qu'au lendemain de l'indépendance, en pleine guerre froide et dans un monde divisé entre Est et Ouest, l'Algérie a choisi de se situer parmi les non-alignés et de s'engager dans une révolution socialiste. 1- Le discours de la Révolution Le premier discours est celui d'un Etat qui s'est donné pour tâche de révolutionner le pays en profondeur. Il reprend les grands principes du discours de la guerre de Libération dont il tire sa légitimité. En tant que produit de la Révolution du 1er Novembre 1954, l'Etat ne pouvait être que démocratique et populaire et, de ce fait, la transformation du pays devait passer par la construction et la consolidation d'un Etat révolutionnaire et socialiste. Le discours de l'Etat dénonçait alors les mentalités rétrogrades dont les origines s'expliquaient par les conditions féodales qui avaient prévalu dans les campagnes. Ce discours mettait aussi l'accent sur la lutte contre les aspects négatifs des structures tribales et patriarcales. L'attitude à l'égard des femmes relevait alors de ces maux sociaux qu'il fallait éliminer. L'Etat s'attaquait directement à tous les comportements traditionnels, ainsi qu'à la bourgeoisie qui rêvait de s'emparer des moyens de production laissés par les Français. La nationalisation de tous les moyens de production devenait nécessaire à l'Etat pour qu'il maîtrise totalement la vie économique et sociale. À ce moment-là, il va développer un discours à double portée : d'un côté, il défend les aspirations des masses populaires et de l'autre, à cause des attaques qu'il porte aux valeurs traditionnelles, il s'adresse aux masses pour se justifier et s'expliquer en espérant les convaincre. Le projet de société de l'Etat repose alors sur la conciliation entre l'héritage historique arabo-islamique et l'édification socialiste. Le discours s'attachera en permanence à préciser et à approfondir les éléments de la conciliation, tout en réfutant les arguments opposés. En conclusion, la révolution socialiste devait redonner à l'islam son vrai visage qui est celui du progrès. Il appartenait au peuple algérien de prendre conscience des aspects positifs de la religion pour les intégrer aux valeurs du monde contemporain et du socialisme. Voici ce qu'en dit la Charte nationale de 1976 : “L'affirmation de l'attachement à l'islam et l'insistance sur le choix du socialisme possèdent tous deux des racines dans la Révolution du 1er Novembre et ne sont guère une tentative politique visant l'établissement d'un équilibre formel entre l'islam et le socialisme.” 2- Le discours de l'Etat providence L'Etat a pris conscience que sa légitimité ne pouvait durer si elle ne s'accompagnait pas de résultats économiques et sociaux dont le peuple pouvait ressentir concrètement les bienfaits. La rente pétrolière fut donc redistribuée au profit d'une relative majorité. Parmi les actions menées dans cette optique, on peut citer : - la création de l'école fondamentale ; - la généralisation des bourses pour les étudiants ; - la gratuité de la médecine ; - le droit à la Sécurité sociale et à la retraite dans tous les secteurs d'activité, y compris l'agriculture. Toutefois, ce discours n'était pas suivi de dispositions concrètes permettant l'application de ces mesures dans de bonnes conditions. 3- Le discours régulateur de l'Etat L'Etat avait également pris conscience qu'il ne pouvait continuer à avoir le monopole du discours dans la société. Il devait permettre un discours de la société sur l'Etat. C'est ainsi qu'il donne la parole à la société mais seulement depuis les institutions. Les conférences nationales, les réunions de cadres et les assemblées populaires dont l'Etat était l'instigateur et le régulateur se multiplièrent. Ces conférences étaient l'occasion de faire le point sur les problèmes qui préoccupaient l'Etat. Par ailleurs, l'Etat, en s'engageant dans une politique de transformation, s'est vite rendu compte que l'administration et le parti unique de l'époque ne constituaient pas des relais suffisants. Encore fallait-il que les fonctionnaires et militants du parti aient suffisamment compris le sens des actions entreprises par l'Etat pour pouvoir en convaincre l'opinion publique et obtenir son adhésion. Pour pallier ces carences et les dépasser, des forums et des débats populaires furent organisés pour avoir les retours sur la politique de l'Etat. Ces rencontres constituaient des occasions de remises en cause mutuelles de l'administration et des secteurs de production. Les revendications à l'égard de l'Etat étaient donc détournées vers un procès contre l'administration, ce qui servait d'exutoire au mécontentement général. Par ces méthodes, l'Etat affaiblissait ses institutions, amenuisait leur pouvoir et développait une méfiance de plus en plus grandissante des citoyens vis-à-vis d'elles. 4- Discours libéral de l'Etat Après l'échec de la politique socialiste, surtout dans les deux secteurs les plus importants de l'agriculture et de l'industrie, le mot “socialisme” a subitement disparu de tous les discours. Progressivement, le mot “privé” l'a remplacé. Ce changement d'orientation bloqua la situation politique et engendra une suite de crises successives jusqu'en octobre 1988 où la rue explosa et imposa la mise en place d'un processus de démocratisation. II. Conséquences sur la culture et les mentalités Ces situations ont provoqué des perturbations culturelles qui sont la conséquence du caractère conflictuel des valeurs en compétition, mettant l'identité traditionnelle en danger. Identité à partir de laquelle nous devons aller vers l'avenir. 1- La relation à la terre Du fait de la transformation du pays par le socialisme, les valeurs traditionnelles devaient être totalement reconsidérées. L'islamité était remise en cause par l'idéologie socialiste qui, pour beaucoup, était déjà le communisme. L'Etat, en voulant ménager la chèvre et le chou, a installé, malgré lui, et à plusieurs niveaux de la société des contradictions qui allaient devenir le terreau de l'acculturation. À commencer par la révolution agraire qui a causé de gros dégâts, tant sur le plan culturel que sur le plan mental. Elle a touché d'une manière brutale et violente aux fondements de la culture paysanne, selon laquelle la terre appartient au paysan parce qu'elle est son pays. Mourir pour sa terre, c'est mourir pour son pays. D'autant plus que les problèmes suscités par les difficultés de la gestion collective au sein des comités de gestion sont générateurs de conflits entre les personnes pour des ambitions d'ordre administratif. Dans un cadre agricole, les paysans se sont retrouvés avec des ambitions de fonctionnaires. Les premiers exilés de l'indépendance à l'intérieur du pays furent les paysans à cause de l'application de l'autogestion et de la révolution agraire. Le pouvoir, inconscient de cet exil, continuait à leur expliquer que tout était fait pour leur bien et pour l'avenir de leurs enfants. C'est là le début du désaccord entre l'Etat et la paysannerie sur l'idée même d'avenir. 2- L'entreprise Les mêmes phénomènes culturels se sont produits dans les usines qui, par la charte de la gestion socialiste des entreprises, appartenaient aux ouvriers. Cette politique a servi à mettre dos à dos ouvriers et technocrates. Cette parité de gestion ne constituait pas une politique d'amélioration de la production. Elle n'a fait que favoriser le règne de la suspicion avec, pour conséquences, des tractations des plus malsaines qui n'élevaient en rien le niveau culturel au sein de l'entreprise. Sachant que l'entreprise était conçue par l'Etat avec une fonction sociale, elles devaient résorber le chômage des régions dans lesquelles elles étaient implantées, même si elles devaient multiplier leurs effectifs par trois ou quatre par rapport à leurs besoins. Cette pléthore de personnel conduisait fatalement à une mauvaise distribution du travail, à un encombrement des locaux, à la promiscuité et à une mauvaise qualité de vie dans l'entreprise. Et à de mauvaises habitudes de travail. L'application de la politique de gestion socialiste faisait apparaître différentes attitudes et différents types d'entreprises : - quand les ouvriers et les technocrates trouvaient un terrain d'entente, ils devenaient complices contre l'Etat. Dans ce cas, l'usine tournait comme elle pouvait de sa propre inertie ; - si les ouvriers prenaient le dessus sur la direction, ils faisaient marcher l'usine à leur manière, avec un sabotage permanent de la part des technocrates (l'un d'eux m'avoua à l'époque : “De toute façon, tout est fait pour que ça ne marche pas, alors pourquoi se casser la tête.”) ; - si les ouvriers et la direction étaient en conflit, l'entreprise se retrouvait complètement bloquée ; - la seule situation, qui aurait dû exister, est celle dans laquelle la direction dirige et les ouvriers travaillent, une situation impensable à l'époque car elle aurait rendu la politique de gestion socialiste tout simplement invisible. Toute cette industrialisation a créé un exode rural massif autour des villes et des zones industrielles. Les populations paysannes devaient s'habituer à vivre dans des HLM, en cité, à souffrir d'un voisinage proche, à accepter que leurs filles et leurs femmes partent à l'école ou au travail. Toutes ces attitudes nouvelles, imposées par leur situation de citadins, leur ont fait perdre tous les repères traditionnels, à tous les niveaux du comportement quotidien et du comportement social. Ils ne savaient plus comment se nourrir, comment se marier, comment fêter une circoncision, etc. Et le marabout était trop éloigné pour aller lui demander conseil. 3- Histoire et mémoire La question culturelle, qui allait être un lieu de souffrance pour l'Algérie indépendante à cause de l'incapacité de l'Etat à définir une histoire et à lui subordonner un système référentiel, a eu pour effet de déstabiliser le citoyen. En d'autres termes, “l'ancestralité”, en tant qu'ensemble de valeurs communes à tout un peuple à partir desquelles l'idée d'une nation se construit, a été réquisitionnée à l'indépendance par les pères de la nation algérienne, vengeurs du passé, victorieux du présent et bâtisseurs de l'avenir. De sorte qu'il n'était plus possible de les contester puisque c'était l'histoire qui les avait choisis et légitimés. Les remettre en cause c'était discuter l'algérianité même. Impossible donc de se référer à une autre mémoire que celle décidée par l'Etat, une mémoire dont était occulté tout ce qui pouvait relativiser leur pouvoir ou leur prestige. Le verrouillage de l'histoire et de son traitement a fait que tout créateur s'est retrouvé devant un choix complexe dont l'enjeu était la question identitaire. La politique du pouvoir s'est caractérisée dès le départ par l'absence d'une conception claire du système identitaire algérien. Pour satisfaire les volontés des tendances qui couvaient au sein du parti unique, qui étaient aussi dues à des choix politiques contradictoires, l'Etat a multiplié les références identitaires empruntées à une mythologie que notre mémoire ne reconnaît pas. L'avantage pour le pouvoir est qu'il se permet des discours contradictoires à propos de la même réalité, grâce aux choix de l'espace identitaire qui, de fait, définit à son tour une logique de discours. 4- La langue des discours Tous ces changements se sont opérés sur un arrière-fond de conflit linguistique permanent entre arabe, berbère, français et arabe dialectal. Au-delà du fait qu'on ne parlait pas tous la même langue politique, nous n'avions pas une langue commune pour dire ce qu'il y avait à dire. L'Etat inventa des campagnes d'explication de ses propres discours. Chacun comprenait à sa manière, expliquait à sa manière à d'autres qui comprenaient à leur manière et qui l'expliquaient à leur manière. Si, au départ, il s'agissait d'un léopard, celui-ci arrivait à la base sous la forme d'un chat pour se transformer dans les contrées reculées en cochon d'Inde.C'est ainsi que le tissu social fut rongé par les politiques. Même si elles étaient dans le fond, plus ou moins discutables, ces mesures furent des catastrophes. La culture traditionnelle était bafouée gratuitement sans être inscrite dans la modernité. C'est pour cela que l'Algérie présente plus des allures d'automutilation que des allures de mauvaise gestion. Le peuple accuse l'Etat et l'Etat parle de mauvaise éducation du peuple. Les carences sont à des endroits que la seule mauvaise gestion ne suffit pas à expliquer. Depuis l'indépendance, toutes les tentatives de changement entreprises dans le pays et dans la société ont plus été porteuses d'aspect négatif que d'aspect positif, ce qui a aggravé la peur du changement des citoyens qui le revendiquaient pourtant chaque jour. La conséquence de cette peur est une fragilisation à tous les niveaux qui se traduit par : - un manque de confiance dans les choix politiques ; - un manque de confiance dans les institutions ; - un manque de droit et de liberté ; - un manque de rigueur de gestion et corruption ; - un manque de décision sur le niveau de présence des différentes langues. Cette situation a débouché sur l'insurrection du 5 Octobre 1988, qui a contraint l'Etat à démocratiser la vie politique et à libérer l'expression et la presse. Cette démocratisation s'est faite à un moment où les réelles forces démocratiques n'étaient pas prêtes à la prendre en charge. Le pays sombra alors dans la violence… C'est ainsi qu'on se retrouve avec un pays atteint culturellement, dans sa relation à la terre, au pays, à son histoire, à sa langue et à sa religion. Pour toutes ces raisons, on peut dire aujourd'hui que, culturellement, chaque individu a inventé pour lui-même un comportement culturel et social qui lui est propre. La société algérienne est de plus en plus constituée d'une somme d'individus qui vivent une solitude sociale profonde. Voici l'état des lieux à partir duquel il faudrait construire un projet culturel qui aura un double objectif : réparer les dégâts, combler les lacunes et le tout en l'inscrivant dans le sens d'une économie fondée sur la connaissance. S. B. (*) Dramaturge (À suivre dans notre édition de jeudi un entretien avec l'auteur)