Jeddi Brahim a piqué une colère noire en apprenant que la jarre récemment achetée est fissurée. “Anwa itt-yerzan ?”, fulmine-t-il coléreux. Les ouvriers s'en lavent les mains ; Ali n Delu, Wejjir et Bubrun nient. Fou de rage, le vieux patriarche menace tout son monde. Où va-t-il mettre l'huile d'olive escomptée de l'exceptionnelle récolte de cette saison ? Pourtant, le vieil avare l'a payée rubis sur l'ongle pour se la faire délivrer de Aït Frah, un village de Kabylie. Cent quatre-vingt mille, mine de rien. Mais qu'à cela ne tienne, dans le pire des cas, on va recourir aux services de l'ingénieux Si Qasi, un artisan ambulant à la renommée bien établie. Jeddi Brahim est sceptique. On arrive quand même à lui faire changer d'avis. Sauf que le patriarche impose à l'artisan de rattacher le morceau fissuré avec des agrafes, en sus de la colle qu'on dit miraculeuse du “réparateur”. Il s'agit pour le vieil homme d'une précaution de plus au cas où. Pour serrer les agrafes, Si Qasi est alors obligé de pénétrer dans l'antre de la jarre, dont le morceau fissuré et détaché représente une carte géographique de l'Algérie. Tout un symbole de l'Algérie qui se déchire. Aussitôt le morceau recollé, l'on s'aperçoit que l'artisan bricoleur ne peut pas ressortir de la jarre maintenant étanche. Wejjir ameute les Berbères pour assister au spectacle, car c'en est bien un. Situation tragi-comique pour Jeddi Brahim. Comment donc “expulser” Si Qasi du ventre de la poterie ? Cocasse quadrature du cercle ! Pour démêler l'écheveau, le patriarche en appelle à la clairvoyance de son ami avocat, Me Boudima... Cette histoire, œuvre d'un maître, est… délirante. Elle est une adaptation de l'œuvre La Jarre du prix Nobel italien Luigi Pirandello. Natif de Aït Erbah en Kabylie en 1950, Muhend u Yehya, de son vrai nom Abdellah Mohya, s'est très tôt intéressé au patrimoine culturel amazigh. Déjà à l'université d'Alger qu'il rejoint en 1968, après l'obtention d'un bac mathématiques au lycée Amirouche de Tizi Ouzou, il fait partie du collectif culturel berbère de Ben Aknoun. Mais c'est à Paris où Mohya explosa littéralement. En 1973, il rejoint le Groupe d'études berbères (GEB) de Vincennes à Paris. À partir des années 1980, Muhend u Yehya s'intéresse au théâtre, il adapte nombre de pièces de théâtre du patrimoine universel. Il a touché pratiquement à tous les genres littéraires. Il s'est fait connaître aussi par la poésie. Sa poésie a fait florès notamment dans les milieux militants de l'époque. Les chanteurs engagés ont trouvé en lui une source intarissable pour contribuer dans le champ de la revendication identitaire. C'est la poésie de Mohya qui a permis la conscientisation du peuple sur le déni identitaire et l'ostracisme qui a frappé tamazight à l'époque du parti unique. Le chant Tahya berzidan reste d'une brûlante actualité. Les “Brobros” ont-ils assimilé le message de celui qui a consacré sa vie à la culture millénaire de ce pays ? Les hommages qui lui sont rendus, en ce quatrième anniversaire de sa disparition, sont la preuve que les graines d'espérance semées par l'auteur de Ahya ddin qessam ! ont germé. Jeudi dernier, son village natal et l'APC d'Iboudrarène ont inauguré une fresque en hommage à Mohya, décédé le 7 décembre 2004 à Paris. Le poète n'est pas mort ! Et tant pis pour la jarre fracassée… Yahia Arkat