Après avoir réussi à survivre à l'enfer de la décennie rouge (1990-2000 ) qui, à cause d'une lutte pour le pouvoir, acharnée et sanglante, a vu le pays se vider de ses forces vives et perdre une grande partie de ses cadres compétents, assassinés ou exilés, et de ses infrastructures économiques, industrielles, administratives, éducatives, sociales et médicales, tu es parti, un jour d'été de l'an 2000, avec pour seuls bagages le costume neuf et les 500 000 DA, laborieusement épargnés durant plus de dix années d'emploi, les uns plus précaires que les autres, et qui devaient servir à ton mariage avec ta cousine Ratiba, qui a rejoint le lot des centaines de milliers de jeunes filles algériennes restées célibataires malgré elles. L'exil ou le chômage Pour entamer une nouvelle page dans le cahier de ta vie, à l'aube d'un siècle et d'un millénaire nouveaux, tu as opté pour l'exil et ses mirages. C'est ton choix. Nous le respectons même si nous ne l'approuvons pas. Tu as toutefois la bénédiction de notre mère et si notre père était encore de ce monde, il t'aurait certainement accordé la sienne, bien sûr après quelques récriminations judicieuses, dont lui seul a le secret. À chaque fois que je relis la lettre dans laquelle tu nous as décrit, de manière détaillée, ta périlleuse traversée de la Méditerranée, dans les cales du Tarek Ibn Ziad, à destination d'Alicante (Espagne), j'ai la chair de poule et les larmes aux yeux. Nous ne cessons de remercier Dieu de t'avoir épargné le sort malheureux que des centaines de nos jeunes ont, hélas, connu sur ces itinéraires de la mort, exploités par des trafiquants sans foi ni loi. Pour l'instant, à presque quarante ans, tu continues à vivre de petits boulots et tu comptes régulariser ta situation administrative dans quelques mois ou quelques années pour pouvoir aspirer à un emploi décent, digne de ton diplôme d'ingénieur électronicien. Tu commences déjà à te plaindre de la cherté et de la dureté de la vie à Madrid et de la froideur de la société espagnole. Tu n'es pas le seul à le faire. Les Espagnols, eux-mêmes, ne reconnaissent plus leur bonne vieille société, qui aurait beaucoup perdu de sa générosité et de sa convivialité légendaires. Sachant donc que ton séjour dans ces pays est limité dans le temps car, quels que soient ta bonne volonté et le poste que tu occuperas, vers la cinquantaine, au plus tard, ton employeur, sous un prétexte ou un autre, te révoquera pour embaucher un autre immigré, flambant neuf, généralement en situation irrégulière et plus jeune que toi, tu devras donc mettre à profit ta présence dans ce pays pour bien te former professionnellement et épargner le maximum d'argent pour t'assurer une retraite décente lorsque tu retourneras en Algérie. Comme tu le sais, après avoir retrouvé progressivement la paix et la sécurité, notre pays commence à se redresser politiquement, économiquement et soc Pourtant, au summum de la crise et alors que nos voisins du Nord de la Méditerranée notamment se préparaient, avec l'aide de l'OTAN, à accueillir des boat people en provenance de notre pays, annoncés par des médias et des ONG malveillants, le peuple algérien était resté digne et avait préféré faire face vaillamment au terrorisme islamiste que de fuir massivement le pays comme l'ont fait d'autres peuples, ailleurs. Sa longue et riche histoire lui a souvent permis d'amortir les chocs qu'il a subis au fil des siècles et qui ont profondément façonné la nation algérienne plurimillénaire. Des origines lointaines En effet, quels que soient les problèmes auxquels notre pays fait face, nous ne devons pas perdre de vue que nous sommes les descendants, les héritiers, les dépositaires d'une histoire fabuleuse que nous devons, à l'intérieur et à l'extérieur du pays, protéger contre la perversion, l'oubli, l'ignorance, la manipulation et la dilapidation. Sans aucun doute, l'invasion française, présentée comme ayant une “mission civilisatrice”, alors qu'elle ne constituait qu'un “hold-up” sur les richesses de la Régence d'Alger qui était autant, sinon mieux évoluée, sur les plans agricole, économique, social et urbanistique que la France de l'époque, minée par les différentes crises qu'elle a connues, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, était de loin la plus sanglante, avec les nombreux massacres, pillages, enfumades, tentatives d'extermination et de déracinement de populations locales et leur bétail et l'accaparement par les colons de leurs riches prairies, vergers et champs de blé, qui avaient permis à la France féodale de faire face à des famines cycliques, qui avaient décimé des villages entiers. Pour oublier de temps en temps ta ghorba (solitude de l'immigré), tu dois te rappeler que cette terre, dont tu portes l'humus et dont les côtes, les plaines, les vallées, les oueds, les lacs, les collines et les montagnes verdoyantes, les hauts-plateaux austères, le Sahara, ses oasis et ses ksours, les cavernes et le sous-sol regorgent non seulement de ressources naturelles précieuses mais aussi d'histoire, a vu naître et disparaître des hommes et des dynasties qui ont donné, entre autres, à l'Egypte des pharaons et sa capitale Le Caire, à la Numidie Massinissa, à Rome un empereur, à l'Islam Tarik Ibn Ziad et les autres chevaliers de la foi et inspiré à Saint Augustin, Appulée de Madaure, Ibn Khaldoun, Cervantès, Hamdan Khodja, Moufdhi Zakaria, Bennabi, Camus, Assia Djebar et les autres, leurs meilleures œuvres. Présent et Avenir : absence de visibilité Une nation, qui repose sur un patrimoine historique et culturel aussi riche, varié et profond que le nôtre, ne devrait pas nourrir de craintes excessives pour son présent ni pour son avenir. En restant unie et solidaire, elle parviendra toujours à transcender les épreuves qui lui seraient imposées par ses propres enfants ou par des forces étrangères et pourrait envisager sereinement de rassembler ses enfants disséminés à travers le monde. Grâce à Dieu, la nation algérienne post-indépendance est sortie renforcée de toutes les crises qu'elle a connues depuis 1962 et qui étaient souvent générées par des luttes intestines pour le pouvoir. Les périodes de stabilité et de crise se sont alternées. Selon des observateurs crédibles de la vie politique, économique et sociale algérienne ; grâce notamment à une conjonction de facteurs endogènes et exogènes positifs, comme le renchérissement exceptionnel des prix des hydrocarbures, une exploitation intensive des ressources naturelles du pays, une meilleure gestion des recettes importantes qu'elles rapportent ainsi que de la dette extérieure du pays considérablement réduite aujourd'hui et une bonne pluviométrie, la croissance économique et financière va durablement s'installer dans notre pays, qui retrouve progressivement ses marques et reprend confiance en lui-même. Ce climat d'optimisme devrait, cependant, être renforcé par des mesures sociales fermes et accompagnées d'initiatives plus audacieuses sur les plans politique, médiatique, économique, industriel, agricole, culturel et éducatif. Le gouvernement algérien devrait aussi mettre à profit cette situation favorable pour encourager nos jeunes, étudiants, diplômés et travailleurs manuels, dont la majorité continue à souffrir encore d'un chômage chronique ainsi que notre diaspora à l'étranger, qui s'élève aujourd'hui à des millions de personnes, à tourner résolument leur regard vers les perspectives d'avenir prometteuses que l'économie algérienne offre à court et à moyen terme. De leur implication effective dépendra certainement la réussite de nos différents plans de développement car un développement qui exclurait les compétences nationales ne profiterait qu'à nos partenaires étrangers, à leur main-d'œuvre et à leurs compagnies. Dans la même logique, la gestion des différentes infrastructures économiques, industrielles et sociales qui seront réalisées, sur fonds publics, sera inévitablement confiée à des compagnies étrangères, qui en maîtrisent la technologie. L'exemple des usines livrées clé en main devrait être médité. En quelques décennies, des pays comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Grèce, Malte, l'Irlande ou la Corée du Sud, qui étaient de grands pourvoyeurs de main-d'œuvre à d'autres pays d'Europe et aux Etats-Unis d'Amérique et des récipiendaires importants de l'aide au développement, sont devenus des pays qui reçoivent des immigrants venus de tous les continents et qui fournissent une assistance appréciable à des pays en développement d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Je sais que la hogra (l'injustice) et l'impunité dont jouissent encore certains “intouchables” ont été parmi les raisons qui ont motivé ton départ du pays. “J'en ai marre”, me répétais-tu, en déplorant l'impuissance de notre société face à ces abus de toutes sortes que seule l'édification d'un Etat de droit et une bonne gouvernance effective pourraient faire cesser. Je suis entièrement d'accord avec toi lorsque, sûrement inspiré par l'exemple du pays où tu vis, tu dis que pour être bien gouverné politiquement, économiquement et administrativement, un pays aussi grand que le nôtre doit décupler le nombre de ses communes, quadrupler celui des daïras, doubler celui des wilayas et créer des régions homogènes essentiellement fondées sur les vocations et complémentarités économique, industrielle, agricole ou touristique des wilayas qui les constitueraient. L'administration sera ainsi rapprochée du citoyen et retrouvera sa dimension humaine. Effectivement, une bonne gestion de nos villes impose également d'accélérer la restauration de nos vieilles bâtisses, surtout celles qui font partie de notre patrimoine historique, de démolir celles qui sont irrécupérables, finir les centaines de milliers d'habitations individuelles ou collectives inachevées qui défigurent nos villes et nos campagnes envahies par le béton, bien entretenir les rues de nos quartiers, qui perdent de plus en plus leur âme, les aérer en y créant des lieux de rencontre où nos enfants et les personnes âgées peuvent circuler sans risquer d'être écrasés par des chauffards ou agressés par des jeunes que l'oisiveté, mère de tous les vices, pousse à la délinquance sous toutes ses formes ou à la fuite du pays dans des conditions souvent dramatiques. Education, formation, emploi et justice doivent constituer les quatre piliers porteurs de notre maison commune, dont les affaires doivent être gérées, à l'instar d'autres pays, dans la transparence et avec la compétence requise, par ses meilleurs enfants, hommes et femmes, et non pas confiées à des médiocres et incompétents, favorisés par le népotisme et le régionalisme qui, comme les mariages consanguins, altèrent les sociétés humaines et représentent une menace sérieuse pour la cohésion, la stabilité et l'unité nationales. Comme tu l'as judicieusement relevé dans ton dernier email, cette embellie économique est accompagnée, sur le plan diplomatique, par un retour en force de notre pays sur les scènes régionale et internationale, qui semble déranger certains pays, qui se sont accommodés de l'instabilité qui l'a caractérisé dans les années 1990 et alimentent ouvertement la tension au Maghreb, au sujet du problème du Sahara Occidental, en encourageant notamment le Maroc, miné par ses contradictions internes et la drogue, à persévérer dans sa fuite en avant. Une reprise des hostilités entre le Front Polisario et le Maroc ou un conflit entre ce dernier et l'Algérie ne profiteront qu'à ces pays. Terre d'asile traditionnelle, l'Algérie a, conformément à la résolution 1514 de l'ONU, soutenu le droit des peuples colonisés à l'autodétermination et à l'indépendance et a, de tous temps, accueilli généreusement les persécutés et réfugiés venus du monde entier, qui y ont trouvé paix, sécurité et réconfort pour eux et leurs enfants. C'était notamment, le cas des Juifs, qui s'étaient réfugiés dans la région du Touat, Adrar, sud-ouest algérien, après avoir fui la répression de l'empereur romain Titus en Palestine à la suite de la destruction du Temple en 70 après J.-C., et de ceux qui ont été déportés par l'empereur romain Trajan, dans la région de Constantine, après leur insurrection, dans les années 100 après J.-C. Les Juifs étaient bien intégrés et leur religion et leurs droits respectés par la majorité mais, après l'occupation de la Régence d'Alger par la France, en 1830, la très grande majorité d'entre eux avait préféré soutenir l'occupant français et le suivre à l'indépendance de l'Algérie, en 1962. Nous devons donc être vigilants si nous ne voulons pas connaître le même sort que le pauvre Boabdil, le dernier roi de Grenade, qui, le 2 janvier 1492, sur le chemin de l'exil, après sa défaite face aux rois catholiques, se retourna pour jeter un dernier regard sur le royaume perdu et se mit à pleurer. Sa mère lui dit alors cette phrase historique : “Ne pleure pas comme une femme ce que tu n'as pas su défendre comme un homme”. Je m'excuse pour cette longue digression historique et politique. Je te promets que la prochaine fois, je ne parlerai que de sport et de musique. Nous t'embrassons tous et te demandons de faire bien attention à ta santé physique et morale, qui est l'essentiel. Le reste, comme disait feu notre père, s'il ne vient pas aujourd'hui, viendra demain. Ta famille. A. A. (*) Cadre