L'image est insolite. Surréaliste. Digne de Bunnel. Mais pour les riverains du cimetière de Sidi M'barek, un saint homme dont les sept mausolées sont éparpillés à travers la plaine, elle fait partie intégrante du landernau. Du décor. Des familles de villageois qui viennent tous les vendredis pique-niquer parmi les morts ne choquent plus personne dans ce lieudit perdu en bordure de route nationale et perpétuellement battu par les vents. C'est à peine si au douar voisin, on détourne la tête. Elles arrivent par autocar et par voitures particulières souvent bondées de mômes surexcités et se fondent aussitôt dans les hautes herbes qui couvrent les sépultures. Les unes cherchent les noms sur les pierres tombales, les autres tentent de s'orienter à travers les dédales d'une terre pâteuse et glaise. Les enfants courent dans tous les sens, la gravité des lieux ne les intimide pas. Et c'est toujours autour d'un vague disparu dont personne ne se souvient et qui reste le prétexte de cette sortie champêtre que se regroupent et se recomposent les familles à l'heure du repas comme une fleur de lotus au pied d'un bambou. Il est presque midi et les estomacs crient famine. Ni nappe à carreaux ni panier d'osier bourré de victuailles, tout le monde à califourchon et à la bonne franquette. Les cuillères, les fourchettes, la petite vaisselle c'est pour les gens de la ville qui ont peur des moustiques et des microbes et qui ne peuvent se passer ni de leurs torchons ni de leurs serviettes. Nous sommes ici dans l'une des régions les plus riches de l'Oranie, à une quarantaine de kilomètres de Mascara, là où s'arrête l'olivier de Sig et où commence l'oranger de Mohammadia.Sur ce plateau irrégulier où sont enfouis les meilleures fils des hameaux de Yalou et de Bouhenni, la terre repue par la mort a fait jaillir de ses entrailles, à plus de 600 mètres de profondeur une eau thermale pétillante et salvatrice comme si elle avait décidé de recracher la vie. De la redonner. Elle est née, cette fontaine à l'entrée même du cimetière comme un défi et elle coule depuis 25 ans sans que personne n'ait jamais pu l'arrêter. Des automobilistes de passage prennent des bains de pieds sans un regard pour les défunts. La baraka c'est pour les vivants. Les morts ma foi, on s'en lave les mains. MUSTAPHA MOHAMMEDI