Quelle définition pourrait-on donner aujourd'hui à l'Algérien ? Qu'est-ce que c'est que de l'être ? Et surtout comment l'être alors que le passé est floué et embrumé, le présent subi et l'avenir sans perspectives ? Ce sont autant de questionnements qui traversent la plume incisive et alerte du journaliste et chroniqueur, Kamel Daoud, dans son recueil de nouvelles la Préface du nègre (prix Mohammed Dib 2008), paru aux éditions Barzakh, lors du dernier Sila. En fait, la Préface du nègre est un recueil de quatre nouvelles, écrites à la première personne et qui représentent une vision à la fois noire et tendre de l'Algérie d'aujourd'hui ; d'un pays qui veut à tout prix oublier son passé, mais celui-ci le rattrape sans cesse. La première nouvelle intitulée l'Ami d'Athènes raconte l'histoire d'un coureur de fond, qui court et court et court sans objectif bien précis, sauf – peut-être – pour fuir un “pays à moitié desséché”. Mais c'est sans compter sur sa mémoire et ses souvenirs qui remontent à la surface. Le coureur est obligé de se souvenir car sa mémoire à des droits sur lui, tout comme ses ancêtres et ses descendants. L'objectif se dessine enfin pour ce coureur à partir du moment où il restitue sa mémoire. En fait, on fuit souvent notre passé, mais il finit toujours par nous rattraper parce qu'il fait partie de notre histoire (personnelle ou nationale). N'offrant aucun répit à son lecteur, Kamel Daoud enchaîne avec une seconde nouvelle métaphorique, à savoir Gibrîl au kérosène, où il est question de l'histoire d'un militaire reconverti en chef d'entreprise et qui a construit un avion. Malheureusement, lorsqu'il participe à une foire pour présenter son invention, personne ne s'y intéresse. Alors le doute l'envahit temporairement car il réalise vite que “le peuple ne fonctionne pas” normalement, et qu'il a pris le pli d'être écrasé. L'auteur pose également dans cette nouvelle la question de l'origine ainsi que celle de l'histoire : deux concepts étroitement liés. En effet, lorsqu'on sait d'où on vient, on sait automatiquement où on va, mais ce n'est pas le cas de l'Algérien pour qui l'Histoire est chargée de mensonges, de mystères et de mythes. Difficile donc pour l'Algérien de s'affranchir de la passion d'un passé glorifié à outrance. Le militaire fou d'aviation constate, non sans amertume, qu'il existe deux sortes de peuples : “Ceux qui ont appris à marcher sur le ciel et ceux qui se laisse marcher dessus.” La préface du nègre est la troisième nouvelle proposée dans ce recueil qui porte le même titre. Dans celle-ci, Kamel Daoud s'attaque aux falsificateurs, aux faux moudjahidine, aux faux militants, aux faux nationalistes… aux usurpateurs qui s'approprient les mérites d'autrui. La nouvelle raconte l'histoire d'un ancien combattant durant la guerre de Libération qui décide d'écrire sa propre histoire. Ne sachant écrire lui-même, il embauche donc un nègre pour qu'il raconte sa version de la vérité. Le nègre qui ne comprend pas réellement les motivations du vieil homme, modifie son récit. D'outre-tombe, le vieil homme ne peut ni contester, ni affirmer plus rien… “L'Arabe et le vaste pays de Ô” est la nouvelle qui clôt ce recueil de 154 pages et qui pose la problématique de la reconstitution de la mémoire et celle du monde dont le meilleur et/ou le pire reste à faire. La quête de Kamel Daoud est celle de tout Algérien à savoir, comment se construire dans un pays qui cherche à tout prix et par tous les moyens à oublier. Un pays plein de contradictions et de frustrations ; et une génération perdue, hagarde et sans repères. L'utilisation du “je” est également une manière de s'impliquer et d'impliquer son lecteur avec un humour noir et mordant et une conception de la littérature très – trop parfois – sérieuse ; on est dans l'érudition. L'obsession que cultive Kamel Daoud pour la mémoire est également très évidente et signifie une sorte de change par rapport au climat ambiant et au discours courant. En même temps, tous les écrivains algériens sont obsédés par les problématiques de la mémoire et de l'Histoire. Ces questionnements basiques pour certains, constituent les fondements même de la littérature algérienne actuelle. Au bout du compte, la mémoire est donc tout et en même temps, elle n'est rien… rien que des bribes et des éléments épars, reconstitués dans ce recueil passionnant. Sara Kharfi (La Préface du nègre de Kamel Daoud, éditions Barzakh, Alger 2008, 450DA)