Cet entretien se veut une pertinence, non une circonstance recherchée et moins encore une opportunité, disons un renouvellement de hasard... Yasmina Khadra et moi, nous nous connaissons discrètement depuis longtemps. C'est dans les années 70 (c'est lui-même qui me l'a rappelé, il y a cinq ou six ans), quand je produisais et présentais des émissions, entre autres, une hebdomadaire fort simple, intitulée Jeunes Plumes, à la Chaîne III. Parmi ces «Jeunes Plumes», sans visage, car nous étions à la radio, c'est vrai, beaucoup étaient fidèles à l'émission comme sans doute Mohammed Moulessehoul. Peut-être avais-je remarqué chez quelques-uns de belles dispositions pour la littérature -si tant est que j'aie la chance de retrouver mes archives pour le prouver-, comme chez lui, en me fiant là maintenant à ma mémoire et en ce qui le concerne, seulement sa sensibilité certaine de poète, sa pensée créatrice, ses désirs de mettre à l'épreuve ses envies d'écrire, mais pas complètement son inspiration, sa sincérité et surtout son engagement plein d'ardeurs... Cependant, je fus bien aise d'apprendre, plus tard, qu'il s'était laissé porter par le don d'écrire, puisque jeune homme, brûlant d'une certitude intérieure -ou d'une incertitude angoissée-, il s'était donné l'assurance tranquille de faire éditer, sans revêtir l'uniforme -sachant qu'il était militaire-, ses premières et solides convictions d'auteur, sous le nom (en fait, deux prénoms féminins) de Yasmina Khadra, à l'ENAL, Alger. (On sait qu'il ne révéla son nom véritable qu'après avoir pris sa retraite d'officier de l'armée algérienne). Puis ce sont les éditions d'ailleurs qui ont su le promouvoir mieux que nous tous ici vers un destin autant glorieux que difficile à assumer, mais parfaitement mérité et très honorable pour la littérature algérienne. Voici donc, à chaud, presque à la sauvette -Yasmina Khadra, étant sans cesse sur les routes pour une rencontre comme celle qu'il voudrait avoir avec les Algériens au cours du Salon international du livre d'Alger ouvert actuellement- l'entretien accepté et dépouillé, dès l'abord, par nous deux, sans nous le dire, de toutes idées polluantes, contraires à l'esprit de notre littérature humaine, tolérante et solidaire de tout ce qui est juste et beau, et qui réunit ici nos intellectuels libres et indépendants autour de l'image de l'Algérie souveraine, attachée aux grands principes historiques, révolutionnaires et démocratiques qui lui ont donné naissance et renaissance et que, de toute façon, nous aimons tous. Evidemment, chacun de nous est ce qu'il est. Que donc chacun reste ce qu'il est, mais qu'il fasse oeuvre de richesses aussi. Si nous sommes convaincus que la vie littéraire algérienne réclame, aujourd'hui, plus que dans le passé, une haute conscience de la responsabilité, à l'intellectuel, peut-être devons-nous nous dire que «nous sommes comme Ahl el-Andalous, nous comprenons au seul signe, hnâ kî nâs el-Andalous, neffahmoû bil ichâra». Nous sommes entre nous, en effet. Nous savons ce que nous valons, ce que nous voulons et ce que nous pouvons. Personnellement -mais tout comme l'autre-, je sais ce que l'autre n'est pas, et je suis avec pourtant pour le bien-fondé de notre unique pays. Ce que j'aime en Yasmina Khadra, c'est la simplicité et la culture sereine de l'Algérien Mohammed Moulesshoul, c'est aussi l'ambition sobre de sa conception de la littérature romanesque qu'il essaie d'amener à la ressemblance de notre algérianité. Elle ne se détourne pas de sa propre fin qui est d'instruire, même d'éduquer la jeunesse, en fouillant dans les secrets de la conscience de l'homme où qu'il évolue, c'est-à-dire que notre écrivain entend garder intact son attachement à son pays et à son peuple. Son oeuvre est comme un cri de révolte, une exclamation pour dire non à l'ombre sordide où qu'elle soit, d'où qu'elle vienne. Ce mérite compense tous les reproches, s'il en est, qu'on pourrait faire à un de nos plus grands écrivains d'aujourd'hui. L'Expression: Vous avez eu à débattre avec pas mal de journalistes à propos de vos oeuvres, mais souvent, je crois, ils se seraient plutôt intéressés à votre attitude extérieure d'écrivain, dans l'intention de publier une information extra-littéraire qu'ils auraient souhaité obtenir de vous. Sur ce sujet, des exemples ne manquent pas, vous les avez déjà évoqués ailleurs; vous pourriez les évoquer ici. Cependant, selon vous, qu'est-ce qu'un bon critique? Yasmina Khadra: Je ne peux pas imposer aux journalistes la direction de l'entretien que je leur accorde ni les questions qui les taraudent. C'est donc à eux de situer le débat, ainsi que le niveau de ce débat. Bien sûr, j'aimerais que l'on parle de choses sérieuses, susceptibles d'intéresser le commun des lecteurs, que l'on s'attarde sur les aspects instructifs et mouvementés de l'aventure littéraire, d'informer les Algériens des véritables enjeux d'une notoriété, des réseaux qui gèrent les carrières d'écrivains, des portées de la littérature dans un monde devenu son propre cauchemar. Malheureusement, par endroits, je me surprends en train de m'éloigner de ce qui fait mon parcours pour me rabattre sur des sujets qui se diluent inexorablement dans une forme de paranoïa. Cependant, je reste fasciné par cette chose qui caractérise une catégorie d'Algériens, à savoir la contestation viscérale de ce qui nous réussit et la diabolisation immédiate de ce qui nous échappe. Souvent, je me demande quelle notion véritable donner à la fierté; celle qui consiste à nous rassembler autour de nos triomphes ou bien celle qui nous rend hostiles à ceux qui nous honorent. Je vous assure que la clef qui nous permettrait de sortir de l'auberge réside dans le décodage de l'une de ces deux interrogations... Maintenant, ce qu'est un bon critique, pour moi, devrait l'être pour les autres; à savoir un esprit alerte et généreux, débarrassé de préjugés, assez noble pour s'incliner devant la beauté d'un texte et assez loyal pour en dénoncer les faiblesses. Pour aboutir à cette honnêteté intellectuelle, il faudrait d'abord apprendre à ne jamais parler des livres qu'on n'a pas lus, à ne jamais ramener une oeuvre à ses propres frustrations et à ne jamais croire qu'il suffit de citer Joyce ou Kafka pour s'élever à leur rang. Et pour ceux qui restent persuadés qu'un bon critique est celui qui ne prête qu'aux riches, je leur rappellerais que les grands critiques sont ceux qui, en se penchant sur le talent d'un illustre inconnu, l'élèvent au firmament. Mais, je suppose, la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu'elle a... ...Quelles sont les lois de votre univers romanesque, en somme, votre pensée intérieure qui vous conduit à dire ce que vous avez à dire en passant par l'épreuve de l'écriture? Exactement la même pensée intérieure qui habite Chawki Amari, Kaddour M'Hamsadji, Arezki Metref, Abdelhamid Benhaddouga, H'mida Layachi ou Assia Djebar, et la liste est interminable. Une belle toxine qui s'inspire de la noirceur ambiante pour nous éclairer à nous-mêmes et aux autres une fulgurance qui s'inspire de nos joies pour nous rapprocher de celle des autres; en somme, une prédisposition au partage et à l'empathie. Il y a, dans l'épreuve de l'écriture, comme une belle charité humaine qui nous grandit. Et un écrivain, comme un musicien ou un peintre, comme tout élan altruiste, s'identifie à ce besoin de plaire et de séduire, et d'être utile à quelque chose. Faut-il vous juger selon votre loi d'homme ou selon votre loi d'écrivain? J'ai la chance d'être entier, c'est-à-dire indissociable. Je suis l'homme qui écrit, l'écrivain qui obéit aux principes de l'homme qu'il est. C'est vrai, élevé dans une caserne, loin de la réalité roturière des êtres et des choses, j'ai peut-être un peu trop idéalisé le monde des intellectuels. Je n'imaginais pas l'écrivain, parfois, aux antipodes de son oeuvre. Pour moi, il incarnait ce qu'il écrivait et ne pouvait qu'être aussi beau que son talent. Je m'étais donc construit dans cette vision des choses et j'ai tenu à ressembler à ma vocation, à en être digne. Plus tard, en rejoignant enfin cet univers tant rêvé, je me suis aperçu qu'un écrivain n'est qu'un être ordinaire, capable du meilleur et du pire dans sa vie quotidienne, et que, souvent, il n'avait rien à voir avec l'éclat de son verbe ni avec l'excellence de son imaginaire. Avez-vous une vie quiète et heureuse? Et par rapport à quoi? Je crois que je suis quelqu'un d'heureux. J'aime les gens et beaucoup me le rendent bien. J'ai la chance d'être apprécié et encouragé en tant qu'écrivain, et surtout la chance de garder les pieds sur terre. Ma génétique bédouine, ma frugalité et ma capacité à résister aux tentations me permettent de rester le garçon que j'ai toujours été. J'ai une vie familiale équilibrée, des amis qui me respectent, et ça suffit largement à mon petit bonheur. J'essaie sincèrement d'être à l'écoute de l'élite algérienne, convaincu qu'elle est en mesure de lifter l'image du pays. Pas un cinéaste, célèbre ou méconnu, pas un artiste, confirmé ou en herbe, pas un écrivain, publié ou encore embryonnaire, pas un Algérien ne peut dire que je n'ai pas répondu à son appel. D'ailleurs, c'est toujours moi qui fais le premier pas, persuadé que mon bonheur ne pourrait être complet sans celui des gens que j'aime, notamment les Algériens. Quel rôle pensez-vous sincèrement tenir dans la littérature algérienne au regard de la littérature mondiale, d'autant que vos livres sont maintenant aussi traduits du français vers l'arabe? ...Le rôle qu'on daignerait bien me donner. Je n'ai pas le souci d'être le meilleur ou le chef de file. J'ai été soldat et je n'ai jamais été subjugué par mes galons. La vie m'a appris une sagesse infaillible: il ne s'agit pas d'être le meilleur, mais de donner le meilleur de soi-même. Etre meilleur ne veut pas dire grand-chose. Meilleur par rapport à qui, à quoi? C'est une unité de mesure peu fiable. On peut très bien être meilleur et sans gloire, simplement en étant moins mauvais que les autres. Mais donner le meilleur de soi, c'est se donner en entier. Quand bien même on serait peu de chose, notre générosité nous magnifierait comme un beau geste fraternel. Sans forcément vous faire l'interprète des écrivains (et je comprends que vous ne le souhaiteriez pas), pouvez-vous répondre à cette question générale par trois raisons positives et trois raisons négatives: L'écrivain algérien est-il heureux en 2007? Non, il ne l'est pas. Il ne l'a jamais été et risquerait de ne jamais l'être tant qu'il n'est pas considéré. Et je vous assure que ça me tue. Je suis très en colère pour le peu de chances qu'on lui accorde, le peu d'intérêt qu'on lui témoigne. Or, c'est un être magnifique, même s'il n'en donne pas l'illusion au vu des frustrations qui le minent et aux déceptions qui le défigurent. Il a tellement de choses à dire, mais, qui lui tend la perche? Il a tellement de joies à nous procurer, mais, qui le prend au sérieux...ou au mot? Il n'est pas heureux pour ces trois raisons négatives: primo, il est seul. Secondo, il est un rossignol qui chante dans un monde de sourds et tertio il garde un soupçon de finesse parmi les brutes. Mais je ne saurais l'abandonner dans ce triangle vexant. Je voudrais le voir heureux, en dépit de tout, pour trois raisons positives: d'abord, il prouve que la prédation n'a pas tué le rêve, ensuite que le verbe ne deviendra jamais sujet et, enfin qu'il suffit d'un rien pour que l'Algérie accomplisse sa rédemption. Un chiffre sacré, dit-on. Qu'attendez-vous de ce 12e Salon international du livre d'Alger ou, si vous préférez, que vous inspire-t-il? Je n'attends pas grand-chose tant que la politique de ménager le chou et la chèvre persiste. Je crois que l'on accorde trop de place aux livres wahhabites dont les stands, souvent, chahutent ceux de la littérature et du savoir. C'est une cohabitation dérangeante, et je n'aime pas trop voir les Algériens rassemblés autour d'un malentendu ou forcés de se regarder en chiens de faïence. Cette situation m'a toujours peiné...Mais il s'agit de NOTRE salon, et notre devoir est de le soutenir contre vents et marées. Il prouve que l'Algérie rêve aussi. Je trouve navrant que certains de nos intellectuels, aussi précieux qu'incontournables, le boycottent. C'est vrai, c'est difficile de ne pas cautionner une politique culturelle conjoncturelle en participant à cette manifestation, mais c'est un espace qui nous est cédé et c'est à nous de l'investir comme bon nous semble. D'un autre côté, je ne vois pas pourquoi je dois tourner le dos au Salon d'Alger quand je m'envole tous les mois pour d'autres salons à travers le monde...Quelqu'un m'a mis en garde: «Attention, Mohammed! On se sert de ton image». Je lui ai dit que ça ne me dérangerait aucunement si les Algériens étaient au rendez-vous. Et c'est toujours un régal, pour moi, de retrouver les miens.