Quelle prière des morts devrions-nous accomplir sur ce mort non lavé ou mal lavé ? Combien de prosternations sont requises pour notre mort ? Ce corps mort, que nous avons entre les mains, dans son cercueil, ne ressemble à aucun autre mort. Dans quel cimetière allons-nous l'enterrer ? Perplexe ! Ce mort, dont je vous parle, est très cher. Il est dans les cœurs de tous les créateurs : écrivains, journalistes et plasticiens… À l'insu de nous tous, gens de l'expression, nous voici en train de faire la prière des morts, sur une partie angulaire et articulaire de notre mémoire intellectuelle nationale, sur : l'Union des écrivains algériens. C'est vrai, l'image de l'Union des écrivains a été entachée, énormément falsifiée. C'est vrai, aussi, que des écrivants ! Ou des écrivains contrefaits ont fait de cette Union une monture pour grimper jusqu'à la haute porte du Sultan pour présenter leurs allégeances et leurs soumissions ! Triste, Mouloud Mammeri, lui qui fut le premier président de cette fondation des écrivains, nous surveille ! L'agonie a perduré, ni mort ni vivant, pendant vingt ans, peut-être plus. Depuis les émeutes d'octobre 1988, cette Union des écrivains algériens est plongée dans son absence, dans son inertie ? Depuis longtemps, on n'a pas pu enterrer ce mort. Depuis vingt ans, on traîne ce cadavre derrière nous, en nous, décomposé et complètement gangrené. Amer, Malek Haddad, qui lui aussi fut président de cette union, nous regarde. On pleure et on se pleure sur ce mort. On pleure sur nous-mêmes ! Ce corps décomposé que nous tirons derrière nous empeste l'entourage. Et je me demande : Pourquoi nous n'avons pas pu faire le deuil de ce mort, le deuil intellectuel ? Abattu, Moufdi Zakariya, le chantre de la révolution et l'un des fondateurs de cette union, nous écoute ! Pourquoi on n'a pas pu faire cela ? Tout simplement parce que les architectes de cette union ne mourront jamais. Ils étaient tous des grands maîtres dans l'écriture et dans le nationalisme. Ainsi nous n'oserons jamais jeter leur bébé dans l'eau sale des toilettes de l'histoire. Chers écrivains et écrivants ! L'Union des écrivains algériens n'est pas née d'un accident intellectuel ou dans un faux barrage culturel ! Elle est le bébé d'un profond, laborieux et responsable débat culturel et littéraire déclenché dès la première année de l'indépendance par toute l'intelligentsia algérienne. Je ne vous apprends pas une leçon d'histoire, mais je suis accablé devant ce qui se passe, chez nous, dans cette maison des écrivains ! En effet, en 1963, le premier débat national autour de la culture algérienne est lancé auquel participent : Mouloud Mammeri, Assia Djebar, Mourad Bourboune, Med Boudia, Med cherif Sahli, Jean Sénac, Kateb Yacine et d'autres. Dans ce débat, organisé par l'hebdomadaire El Moudjahid, l'idée de la création de l'Union des écrivains algériens a été fortement exprimée. Autour de cette idée de l'Union des écrivains se sont mobilisés les intellectuels et les écrivains de toutes sensibilités idéologiques et linguistiques : Ahmed Taleb Ibrahimi, Béchir Hadj Ali, Moufdi Zakariya, Mouloud Mammeri, Mohamed Laïd Khalifa, Jean Sénac, Kadour M'hamsadji, Mohamed El Mili, Malek Haddad, Abderrahmane Djillali, Boualem Khalfa, Tewfik El Madani, Henri Alleg, Djounaidi Khalifa, Mourad Bourboune, Kateb Yacine, Mustapha Toumi, Abdallah Cheriet, Salah Kherfi, Mohamed Salah Ramadhan, Ahmed Sefta, Djamel Amrani, Laâdi Flici, Nadia Guendouz, Fadéla M'rabet. Et la librairie En-Nahda, avec tout ce que symbolise ce mot En-Nahda : (renaissance), fut le premier siège provisoire de la future Union des écrivains. Je n'écris pas l'histoire, mais j'ouvre la prairie d'hier sur la plaie d'aujourd'hui. Le 28 octobre 1963, le premier bureau a été élu de cette Union des écrivains composé de : Mouloud Mammeri comme président, Jean Sénac secrétaire général, Kaddour M'hamsadji secrétaire adjoint, Mourad Bourboune et Ahmed Sefta membres. Chers écrivains, lisez ce qui suit : Il ressort du premier rapport présenté par Jean Sénac que l'action prioritaire de l'Union des écrivains algériens est de rassembler “sans exclusive”. Et cette priorité mentionnée dans ce rapport de 1964 est toujours d'actualité : rassembler sans exclusive, sans marginalisation. Imaginez une Union des écrivains algériens avec tous nos écrivains algériens, en Algérie et ailleurs, en France, à Beyrouth, au Canada, au Caire, aux Emirat arabes unis… Troublé et affecté, Béchir Hadj-Ali, lui poète et militant, nous contemple ! Aujourd'hui, que faisons-nous de ce mort non lavé, que nous avons sur les bras ! Ces noms de la littérature algérienne, nos doyens, nos symboles, morts ou vivants, ressentent la honte en examinant ce qui se passe pour et dans cette Union des écrivains algériens. Devant ce mort que nous avons entre les mains, la revendication et la nécessité d'une relecture courageuse de l'histoire de notre culture nationale et celle de l'histoire des intellectuels est urgente et impérative. Cette relecture critique nous servira comme base fondamentale, pour ainsi pouvoir avancer dans et pour un avenir sûr et meilleur pour la création intellectuelle multiple, dans une Algérie moderne, une Algérie de troisième millénaire… Aujourd'hui, et plus que jamais, devant ce mort mal enterré, mal mort, et après un quart de siècle d'agonie, nous avons besoin d'un vrai débat autour de la culture algérienne. Un débat sans exclusion, sans préjugés et loin des discours qui banalisent ou qui folklorisent le culturel. Méditer sur ce qui suit : Quand le Grand prix national des lettres de l'Union des écrivains algériens a été décerné, à titre posthume, en 1964 à Frantz Fanon et en 1966 à Mohamed Laïd Khalifa et à Mohamed Dib, cette distinction, par ce choix des lauréats, reflète l'ouverture, la pluralité littéraire et la politique ouverte du rassemblement. Les Algéries dans l'Algérie forte. Le multiple dans l'Une. Aujourd'hui, les écrivains algériens berbèrophones et francophones et même arabophones désertent l'Union des écrivains. Dans sa sagesse troublée, Mohamed Laïd Al-Khalifa nous scrute ! En 1965, même la présidence s'intéressait à l'Union des écrivains ; ainsi, une dotation de 50 000 DA lui a été versée en signe de reconnaissance, de respect et d'encouragement. Et 50 000 DA de l'époque était une somme considérable, un budget ! Aujourd'hui, cette même Union des écrivains est totalement oubliée et marginalisée. Une union dévorée par les guéguerres des clans. Une mauvaise guerre menée contre la mémoire de notre culture, contre nos intellectuels, contre l'Algérie la Grande ! Ainsi, imaginez cette Union des écrivains, à l'image noble des années soixante, un espace culturel ouvert à tous les écrivains algériens : arabophones, berbérophones et francophones ; ainsi, notre pays reprendra son image de pluralité, de réconciliation et notre culture reprendra son rayonnement à l'abri des petits joueurs politico-opportunistes qui sont en position de hors-jeu culturel. Aux noms des plumes-doyennes, ne laissez pas cette Union des écrivains entre les mains des morts vivants ! A. Z. [email protected]