Nacéra, Halima et Linda sont arrivées à Londres, à des périodes différentes, mais avec la même aspiration d'y vivre heureuses. Anéanties, elles racontent pourquoi et comment leur existence a basculé dans des malheurs sans fin. Nacéra a 27 ans. Mère de deux enfants, un garçon de 3 ans et une fille de 18 mois, elle vit avec sa mère dans un appartement HLM à Ladbroke Grove, un quartier populeux de Londres. Par le truchement des services de l'aide sociale, le logement a été octroyé à la mère car Nacéra ne dispose pas d'un titre de séjour permanent dans le pays. Elle espère toujours que son mari (elle l'a épousé par la fatiha) enregistre leur union et introduise une demande de régularisation pour elle auprès du Home Office. Cet espoir insensé l'a poussée à accepter tout de son conjoint, les humiliations, les coups et quelquefois pire. “Il y a deux mois, il m'a menacée avec un couteau”, confie-t-elle. Mais au lieu de le dénoncer au risque de compromettre la délivrance des précieux documents, elle a préféré se taire jusqu'au jour où il l'a jetée dehors avec ses enfants. Depuis, Nacéra tente de plaider la violence conjugale pour faire pencher les services de l'immigration en faveur de son cas. En vain. Sans certificats médicaux ni rapports de police, elle a peu de chances de se faire entendre. La jeune femme ne sait quoi faire. Il y a quatre ans, elle faisait à peu près n'importe quoi de sa vie en acceptant, sur un coup de tête, de se lier à un homme d'origine égyptienne que des entremetteuses lui ont présenté lorsqu'elle fréquentait une mosquée de Baker Street, au centre de Londres. Le lieu de culte était son refuge. Il lui permettait de quitter le domicile de son frère où sa présence était pesante. “Ma belle-sœur ne me supportait plus”, relate-t-elle. Habituée depuis l'âge de neuf ans à passer chaque été chez son frère, elle a pris goût à la vie londonienne. À 21 ans, Nacéra abandonne ses études de droit à l'université d'Oran et prend un billet sans retour. Sa mère, une ancienne directrice d'école, fait également de fréquents séjours à Londres. Son fils la sponsorise pour obtenir une résidence permanente, mais elle préfère rester en Algérie. Aujourd'hui, elle vit un exil forcé. “Sans moi, ma fille est perdue”, dit-elle. Quand son mari la battait et la chassait de la maison, il arrivait à Nacéra de l'appeler au téléphone au milieu de la nuit pour réclamer son secours. “Elle n'en a fait qu'à sa tête. Et voici le résultat”, dit la maman en regardant, affligée, ses petits-enfants, endormis dans une poussette. Sans consulter son frère et en l'absence de sa mère, partie accomplir le pèlerinage à La Mecque, Nacéra accepte l'offre des marieuses de la mosquée. Son prétendant lui dessine une vie dorée, mais, en réalité, il n'a même pas de travail régulier. À la naissance du premier enfant, le nouveau chef de famille se rend compte que le ménage est dur à entretenir. Comme solution, il projette d'emmener sa femme et son fils en Egypte et les laisser aux soins de sa mère. Nacéra refuse. C'est alors qu'il a entrepris de la faire chanter en la menaçant de ne pas enregistrer leur mariage et de la laisser sans papiers. Suivirent les coups. “Un jour, alors que j'étais enceinte de ma fille, il m'a battu avant de me jeter sur le palier comme un détritus”, avoue Nacéra. Après des séjours à l'hôtel et un placement dans un refuge, elle a atterri avec sa mère dans l'appartement de Ladbroke Grove, mais les deux femmes sont désargentées. En guise d'aide, Nacéra reçoit 50 livres par semaine des services sociaux. Halima ne perçoit guère davantage. Les allocations familiales sont encore versées sur le compte de son conjoint — ils sont en instance de divorce. La vie de la jeune femme a viré au cauchemar quand elle est arrivée à Londres en 2005. Venue pour un conseil médical pour des problèmes de vertèbres, elle se retrouve embarquée dans des épousailles imprévues et irréfléchies avec son cousin. “Nous sommes allés à une mosquée de Finsbury Park où l'imam nous a unis par la lecture de la fatiha”, relate la jeune femme de 33 ans. Divorcée d'un premier mariage dont elle a eu un garçon, elle pensait avoir définitivement tourné les pages sombres de son existence. Or, ce qu'elle allait endurer s'est avéré plus pénible. Son mari se montre humiliant et violent. Vivant d'emplois précaires, il déverse sur elle sa colère et sa frustration. La présence de sa belle-mère qui est aussi sa tante rend la cohabitation plus difficile. Celle-ci prend le parti de son fils et lui en fait voir de toutes les couleurs. Après les premiers coups, Halima pense partir, mais l'éventualité d'être de nouveau divorcée, une honte à ses yeux, la retient. Pour échapper à son quotidien, elle fait de fréquents séjours en Algérie, mais revient toujours, sur les conseils de ses frères et sœurs qui lui demandent d'être patiente. Plus tard, la découverte d'une grossesse la force à la résignation. Sa fille naît alors que le ménage s'est désagrégé. Après une ultime bastonnade, la jeune femme s'enfuit du domicile conjugal. Commence alors pour elle la tournée des refuges avec dans les bras sa petite fille et son fils qu'elle a ramené d'Algérie pour vivre avec elle. Après quelques mois, elle parvient à sous-louer une chambre chez des particuliers avec l'argent que ses frères lui envoient d'Algérie. Tout récemment, les services sociaux lui ont octroyé un logement, mais elle ne compte pas y rester. Son souhait le plus cher est de faire ses valises et de prendre le premier avion pour Alger. Mais un obstacle se dresse devant elle : son mari n'entend pas la laisser prendre leur petite fille. Les trois garçons de Linda lui ont été retirés par les services sociaux. Le plus âgé, 15 ans, vit chez une famille d'accueil alors que les plus jeunes (8 et 9 ans) ont été confiés pour adoption à un couple algéro-britannique. “Je n'ai plus de nouvelles d'eux depuis deux ans”, révèle leur maman en exhibant une photo, la dernière qu'elle a reçue, les montrant lors de vacances en Espagne. Linda a également deux filles. L'aînée a 20 ans. Elle est mariée et a un enfant. La seconde, 17 ans, bénéficie comme son frère de l'hospitalité d'étrangers. “Les services sociaux considèrent que je ne peux pas m'occuper de mes propres enfants”, dit Linda. Dans son cas, l'absence de ressources n'est pas la seule raison qui a poussé les autorités à lui retirer la garde de sa progéniture. Mentalement, elle présente des signes d'instabilité. Elle est dépressive et a fait plusieurs tentatives de suicide. “Je n'étais pas comme cela. Ma vie est partie en morceaux”, dit-elle avant de dévoiler les motifs pour lesquels son existence a pris un tournant dramatique. Linda a 41 ans. Il y a plus d'une décennie, elle a quitté l'Algérie avec son mari, ses deux filles (les seuls enfants qu'elle avait à l'époque) et un bébé dans son ventre. Le couple voulait tenter l'aventure de l'émigration en Angleterre. De mère française, la jeune femme n'a eu aucun mal à obtenir un titre de séjour permanent. Les papiers en poche, elle devait néanmoins prouver aux services de l'émigration qu'elle était en mesure de prendre en charge les siens et de les sponsoriser, dans la perspective de leur régularisation. Sans aucune qualification, elle effectue de petits boulots comme plongeuse, femme de ménage, etc. Partiellement handicapé, suite à un accident de voiture en Algérie, son mari ne travaille pas. Après la régularisation de sa situation administrative, les autorités lui octroient une pension d'invalidité. La famille qui occupe un studio est même sur le point d'obtenir un logement HLM, mais la paix dans le ménage est déjà largement entamée. Linda ne sait pas encore exactement ce qui a entraîné l'implosion de son foyer. En y réfléchissant, elle impute la responsabilité à l'environnement dans lequel elle s'est retrouvée avec sa famille. Alors qu'elle est obligée d'aller travailler, ses filles restent à la maison, complètement livrées à leur sort. Leur père oisif prend goût à l'alcool et multiplie les mauvaises fréquentations. Les scènes de ménage se succèdent, de plus en plus violentes. Un jour, l'aînée des deux filles met le feu à sa chambre. Les services sociaux interviennent promptement et menacent le couple de lui retirer sa progéniture. Alors que les problèmes s'amplifient, Linda met au monde deux autres garçons. Moralement, elle est devenue une épave. Une nuit, après une énième altercation avec son conjoint, elle s'enfuit du domicile. Dans un premier temps, les services sociaux la prennent en charge avec ses enfants. Ils lui trouvent un toit, mais Linda est incapable de s'occuper de ses petits. Sa tête est envahie par des idées suicidaires. Son rêve d'eldorado s'est effondré comme un château de cartes. Aujourd'hui, en dépit de tout ce qui lui arrivé, elle ne regrette pas d'être partie d'Algérie où sa vie n'était pas meilleure. La violence de son propre père l'avait poussée à se marier avec le premier venu. Mais très vite, son rêve de liberté a tourné au cauchemar. Un cauchemar duquel elle ne s'est pas encore réveillée. S. L.-K.