Les témoignages recueillis dans ce quartier, le plus vieux de la ville de Boghni, délaissé car pour y accéder il faut emprunter un chemin étroit et sinueux boueux en hiver et poussiéreux en été. Boghni, située à quelque quarante kilomètres au sud de Tizi Ouzou, est une ville où l'activité commerciale prime sur tout. L'investissement dans ce créneau connaît de beaux jours et les affaires y réussissent. Mais, au cours de notre virée dans cette localité, nous sommes accueillis par les habitants d'un quartier des plus délaissés. À l'entrée de cette agglomération où cohabitent des immeubles privés et des maisons en toub et en parpaing datant de très longtemps, deux jeunes nous ont accompagnés pour nous faire découvrir la misère de ces petites gens. “Soyez les bienvenus dans notre quartier car les autres n'y viennent pas”, nous lance Samir, un jeune de vingt-sept ans né à Laânassars, tout comme son père, décédé il y a quelques années. “Je n'ai pas habité dans une seule maison. Ma famille et moi avons dormi dans tous ces gourbis que vous voyez. Nous sommes en quelque sorte des vagabonds, pourtant mon grand-père s'était installé à Boghni en 1957”, confie Samir sur un ton colérique. Le deuxième accompagnateur, qui lui aussi vit dans ce quartier depuis des années, insiste pour que nous rendions une visite à toutes les familles qui louent une pièce ou une pièce-cuisine entièrement délabrées ne répondant à aucune norme de salubrité, moyennant un tarif de location variant entre quatre mille et cinq mille dinars par mois. “Parmi toutes les familles résidant dans cet enfer, il n'y en a qu'une qui a été retenue sur la liste. Et puis, nous nous demandons comment cette famille installée ici seulement depuis deux ans a eu ce sésame”, nous confie notre accompagnateur. Effectivement, nous avons appris que la commission de daïra a affiché la liste des bénéficiaires de quatre-vingt quatorze logements sociaux locatifs. Certes, pour le moment, aucune contestation n'a été signalée à Boghni parce que les demandeurs qui se sentent lésés attendent la réponse aux recours qu'ils ont introduits auprès de la commission. Mais, à en croire les intervenants, il y a de quoi être sceptique. Dans ce sens, les familles du quartier Laânassars comptent se manifester incessamment. Comme disent certains, le feuilleton de l'été à Boghni sera indubitablement cette attribution que certains qualifient d'injuste. Insalubrité, promiscuité et colère des familles Première escale, la famille Lamari Ali. Ammi Ali travaille aux ponts et chaussées. Avec son maigre salaire, il doit payer le loyer, subvenir aux besoins de sa famille, mais aussi régler toutes les autres charges. Cette famille loue une chambre — et cette appellation ne lui convient pas — et un petit débarras qui lui sert de cuisine à raison de quatre mille dinars par mois. “Nous nous entassons tous à six dans cette pièce où il est impossible de rester en cette période alors qu'en hiver, toutes les infiltrations d'eau nous tombent sur la tête”, nous dit avec amertume Ammi Ali. Et une de ses filles d'intervenir : “C'est du piston tout simplement. Nous habitons ici depuis vingt-six ans. Notre intimité est ébranlée car le dernier d'entre nous a vingt ans. On ne peut même pas changer de robe”, raconte la fille avant de continuer : “Nous ne croyons pas qu'il y a des familles ayant bénéficié de ces logements qui vivent dans des conditions comme les nôtres. Nous lançons un appel au wali pour diligenter une commission chez nous.” Juste à côté, une autre famille de douze membres habite dans une seule chambre de quelques mètres carrés où dorment ces douze personnes, dont la plus jeune est âgée de vingt ans. C'est la famille El Hissak Lakhdar. Ce vieil homme malade ne travaille plus. “Je n'ai jamais eu de poste de travail. Durant des années, je fabriquais des pièges. Je suis locataire depuis vingt ans. On ne sait pas encore si on peut dire que nous somme des citoyens à part entière”, nous répond ce père de famille courbé sous son âge avancé. Tout comme les autres, Ammi Lakhdar et les onze membres de sa famille souffrent le martyre. “Ecoute mon fils, nous sommes les damnés de cette terre pour laquelle un million et demi de chahid se sont sacrifiés. Nous sommes au bout du désespoir car les responsables de ce “bled” nous ont oubliés. Notre dernier espoir de bénéficier d'un logement s'est envolé. Qu'est-ce que vous voulez, c'est notre destin . Monsieur le président de la République, des voix presque éteintes de Boghni vous interpellent”, ne cesse de murmurer Ammi Lakhdar d'une voix inaudible empreinte de chagrin. D'autres cas ont attiré notre attention. Des procès-verbaux d'insalubrité font foi de cet oubli Avant de rendre visite à une autre famille, un jeune homme arrive avec un dossier complet prouvant qu'il habite dans ce quartier comme locataire lui aussi depuis des années et là, nous avons compris qu'il ne s'agit pas d'“arriviste”, comme le croiraient certains. Il exhibe le PV d'insalubrité établi par les services d'hygiène et les services techniques de l'APC. Ceux-ci ont fait un constat amer des lieux en confirmant que cette famille vivait dans un garage en guise de chambre, d'une part, et que cette famille y résidait en location. Youcef, le chef de la famille Boudhane, affirme qu'il a introduit deux demandes de logement, l'une en 2001 et l'autre en 2007 (avec accusés de réception). “J'étais retenu dans la première liste, puis exclu et je ne sais pour quelles raisons”, vocifère Youcef qui jure d'aller plus loin. “C'est une hogra pure et simple”, estime-t-il. Abbès Belkacem et trois autres familles habitent, chacune, dans une seule pièce en toub datant de l'époque d'avant-guerre. Là, la misère est à son paroxysme. À cause des inondations, cette ancienne habitation menace de s'effondrer sur la tête des occupants à tout moment. Ce qui a attiré encore notre attention est que trois familles différentes n'ont qu'une seule toilette. Chacune de ces familles verse quatre mille dinars par mois au propriétaire. Elles sont environ vingt personnes à cohabiter dans ce lieu démuni de toute commodité d'une vie décente où l'intimité des uns et des autres n'est pas garantie. En hiver, n'était le secours des voisins, les occupants seraient morts déjà. Une famille risque l'expulsion De toutes ces familles, celle des Belhadj risque de se retrouver dans la rue dans les tout prochains jours. “Mon grand-père s'était installé à Boghni en 1957. Nous sommes tous nés à Laânassars, mon père, moi et les autres. Nous avons fait presque toutes les pièces qui se trouvent dans ce quartier”, nous raconte Samir, un jeune de vingt-sept ans, dont le père est décédé. “L'ancien chef de daïra nous a promis que nous aurions un logement dès qu'il y aura une attribution. Alors, un émigré nous a hébergés dans cette villa. Mais il ne tardera pas à revenir au pays et occuper son habitation. Donc, d'ici deux mois, nous allons nous retrouver dehors”, enchaîne-t-il. Quelques minutes après, il revient avec un recours adressé le vingt-sept juillet dernier, juste après l'affichage de la liste où cette famille ne figure pas. Comme appui à son dossier, une pétition a été signée par les voisins dans laquelle ils confirment que cette famille n'a aucun logement et qu'elle y réside depuis des lustres pour ne pas dire des années. Plusieurs autres familles n'ayant pas où aller et manquant de moyens pour louer ailleurs vivent dans des conditions similaires. Tous les occupants de ces habitations de fortune affirment que les commissions sont passées chez eux. “Il y a quand même un barème. On ne sait pas alors si ce barème est établi pour faire bénéficier des familles aisées”, nous dit notre accompagnateur. Pour un autre intervenant, les autorités ne considèrent pas ces familles comme étant de Boghni : “Habiter dans un lieu plus de six mois, c'est obtenir la résidence. La plupart des familles qui louent ces chambres dans ce quartier y résident depuis pas moins de dix ans”, signale une autre personne. Les témoignages recueillis dans ce quartier, le plus ancien de Boghni, délaissé, car pour y accéder, il faut emprunter un chemin étroit et sinueux, boueux en hiver et poussiéreux en été et où un véhicule de secours trouverait des problèmes à mener une intervention en cas de catastrophe, sont poignants à plus d'un titre. On ne croirait pas encore que quarante-sept ans après l'indépendance, des Algériens vivent comme des taupes. Avant de quitter ces malheureux citoyens, l'un d'entre eux interpelle de vive voix les autorités locales, le wali de Tizi Ouzou, le P/APW et, bien sûr, le premier magistrat du pays. “M. Bouteflika, on vous a élu pour une troisième fois. Au secours, nous mourons à petit feu à Boghni”, lance-t-il en guise de cri de détresse.