Combien de femmes chantent encore dans les fêtes familiales dans la wilaya de Batna ? Il est difficile de nous prononcer. Cependant, le quotidien témoigne que le nombre des femmes qui ne chantent plus dans les fêtes familiales va en augmentant et que l'art du chant à Batna traverse une période défavorable à sa prospérité d'autrefois. De l'avis général des citoyens interrogés sur ce sujet, il y a peu de femmes qui chantent encore dans les fêtes familiales dans la wilaya de Batna, comme autrefois. Même dans l'intimité, ou pendant les repas de noces, des circoncisions ou autres, la plupart de ces belles voix féminines suaves, ensorceleuses, exquises, qui animaient ou égayaient autrefois les fêtes, se sont malheureusement tues subitement et elles ne se font plus entendre, laissant la place aux hommes et au disque-jockey. La pratique des chants est en train de disparaître dans l'indifférence la plus totale, bien que ces chants constituent la plus ancienne, la plus humaine, la plus pure et la plus précieuse de toutes nos traditions : celle qui rattache le plus étroitement le présent au passé, l'Algérie d'aujourd'hui à celle de jadis et à celle de demain. Désormais, ces belles images de nos fêtes traditionnelles ont déserté les salons et les cours des foyers, laissant couver l'ennui. Ces femmes élégantes, bien habillées de froufrous, parées de leurs beaux bijoux et joliment coiffées, chantaient autrefois les exploits des héros, des chansons d'amour, des louanges à Dieu, des genres de psalmodies à deux chœurs. Parfois plaintives, souvent douces et gaies, les femmes ont choisi le silence à présent. Nous avons rencontré quelques Aurésiennes, très âgées à présent, qui se souviennent encore des chants qu'elles avaient appris de leur mère ou de leur tante. Elles nous ont longuement évoqué ce temps passé ; leur jeunesse lorsqu'elles étaient initiées au chant, en entendant leur mère fredonner quelques chansons. “De mémoire, j'ai commencé à fredonner les quelques chansons que j'avais apprises lorsque j'étais une petite gamine. Dehors, lorsque je surveillais les moutons en compagnie de mon père ou de mon frère, j'entonnais à haute voix quelques-unes qui me touchaient. Ceci me plaisait de m'entendre chanter, me soulageait et me faisait du bien. C'est une sorte de thérapie personnelle”, se souvient Lala Zohra. Poursuivant son récit, elle ajoute : “Un jour, ma tante, qui avait marié son fils aîné, m'avait demandé de chanter une chanson sraoui. À peine l'avoir terminée, je fus accueillie par des slaves de youyous. Depuis, je chante dans les fêtes de la famille et des amies. Même vieille, âgée de plus de 85 ans (rires !), je fredonne quelques-unes, pour oublier ma douleur et me rappeler le bon vieux temps.” Si les histoires diffèrent d'une femme à une autre, toutes ont animé des fêtes pour leur propre plaisir, pour le plaisir de leurs familles, de leurs voisins, de leurs amis, pour la solidarité. Ces femmes sont en train de disparaître, l'une derrière l'autre, en emportant derrière elles un patrimoine immatériel inestimable. La seule mémoire vivante, résidant dans les quelques femmes rencontrées, est en train de s'éteindre. Certaines chansons sont complètement oubliées. Même ces vieilles femmes, lors de nos rencontres, ont trouvé des difficultés pour retrouver les airs, les paroles pour nous chanter quelques bribes de certaines vieilles chansons qu'elles avaient l'habitude de chanter “zik” (autrefois). De plus, ces vieilles femmes n'ont pas seulement sauvegardé et répandu les chants populaires des Aurès à travers les siècles, elles ont également créé quelques-uns, en plus des chants anonymes qu'elles ont appris, mais faute des relais de propagation de la chanson populaire auprès des jeunes, tout va tomber dans l'oubli ! Ces chants de la tradition orale populaire sont en voie de disparition. La nouvelle génération à Batna n'a quasiment pas connaissance de ces chants, encore moins de leur pratique traditionnelle. Malgré la puissance réductrice et colonisatrice de l'armée française, malgré la misère et les pires privations, les femmes des Aurès n'ont jamais cessé de chanter. Pourquoi, à présent, s'arrêtent-elles ? Est-ce un problème de voix ou alors d'apprentissage, d'absence de relais de propagation de la chanson populaire auprès des jeunes ? Peut-être est-ce dû à l'effet de la technologie, ou bien au regard du public à la femme ? Jadis, il y avait surtout et avant tout le peuple qui chantait et la voix était l'instrument premier qu'il utilisait pour s'exprimer, pour chanter ses joies et ses peines, ses exploits, pour transmettre son message, sa culture et son identité. D'ailleurs, on dit qu'“un peuple qui ne chante plus est un peuple qui se meurt”. On ajoute que celui qui ignore les chants de son peuple ne peut prétendre en faire vraiment partie. B. Boumaïla