La question de la marginalisation des compétences est un thème récurrent autour duquel beaucoup d'écrits, de réflexions et de débats ont eu lieu sans qu'il soit pour autant épuisé et sans qu'il perde de son actualité. Le caractère sensible et les soubassements politiques, économiques et sociaux qui entourent la thématique de la marginalisation des compétences la rendent complexe et renvoient nécessairement à la nature du système politico-social algérien. À l'Indépendance, le pouvoir politique avait misé sur la formation des cadres dans toutes les disciplines (sciences exactes, sciences sociales…). Cette volonté affichée s'était traduite concrètement par des efforts considérables dans les secteurs de l'éducation, de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Environ 40% du budget de fonctionnement de l'Etat algérien étaient consacrés à ces secteurs d'activité durant pratiquement les trois premières décennies de l'Indépendance à travers notamment les différents plans nationaux de développement. Avec une moindre intensité au regard de l'allocation des ressources budgétaires en termes de proportion, ces efforts continuent à être soutenus de nos jours par les pouvoirs publics. Cette dynamique de nature éminemment politique trouve ses origines dans la matrice de la lutte de libération nationale. Elle se veut une réponse à la politique d'exclusion par la puissance coloniale de la majeure partie du peuple algérien de l'accès au savoir et à l'éducation. Une telle démarche a permis à l'Algérie de disposer d'un potentiel de cadres, d'ingénieurs et de techniciens qui avaient été injectés dans les grands complexes industriels de l'époque et dans la haute administration. En fait, il fallait pallier le départ massif de l'encadrement français et relever les défis du développement. Les évolutions politiques, sociales et économiques futures de l'Algérie, conjuguées à la complexité des problèmes de gestion de l'économie et de la société, allaient changer la donne. D'autres critères, d'autres normes, d'autres valeurs sont apparus. Les ambiguïtés liées au projet de société que le pouvoir politique est censé porter et mettre en œuvre ont accéléré de fait la marginalisation de l'encadrement et, de façon plus large, les élites et les couches moyennes. Les critères du savoir, de la compétence et d'intégrité ne constituent plus, désormais, une condition nécessaire et suffisante d'accès à une fonction dirigeante quel que soit le secteur d'activité. Le népotisme, le régionalisme, le clanisme… se sont progressivement substitués à la connaissance et au savoir. Les bouleversements rapides au plan économique, générés par l'économie de marché qui nécessite un nouveau savoir-faire managérial, ont également contribué, parfois objectivement, à écarter une frange importante de l'encadrement qui n'arrivait pas à s'adapter aux nouvelles règles du jeu en dépit des actions de mise à niveau réalisées dans des créneaux tels que le management, les études de marché, la recherche opérationnelle… Le terrorisme, qui a particulièrement ciblé l'élite et l'encadrement national, a achevé “le travail” en provoquant la saignée de l'Algérie de ses milliers de cadres, de chercheurs, de scientifiques, d'éminents spécialistes en médecine qui ont fui, à leur corps défendant, leur patrie et dont de nombreux pays profitent aujourd'hui de leur savoir au moindre coût et sans avoir déboursé un centime pour leur formation. En vérité, le phénomène de marginalisation des compétences a commencé à se dessiner dans les années 80 avec la politique de restructuration des entreprises. Au nom de “l'efficacité économique” et bien avant l'émergence et l'amplification du processus de mondialisation (même si les prémices de l'avènement de ce processus étaient déjà annoncées par les observateurs politiques), les structures de gestion, de développement et de formation des ressources humaines dans l'entreprise et souvent dans les institutions étatiques, telles que les ministères, commençaient à disparaître du lexique économique du pouvoir de l'époque. La question était d'abord d'ordre idéologique parce que, selon les architectes de cette stratégie, il fallait faire moins de social et axer tout l'édifice sur la rentabilité économique et financière (vérité des coûts, vérité des prix). L'amalgame était vite fait, comme si l'entreprise capitaliste, dans le monde libéral, pouvait se passer d'une politique de formation et de développement des ressources humaines. Il faut dire, en contrepartie de ce constat, que, souvent, les actions de formation lancées par le passé ne correspondaient pas à des besoins de compétences concrètement identifiés et quantifiés. Dans le même temps, au niveau de la haute administration, on encourageait le départ à la retraite des cadres supérieurs après seulement vingt ans de travail dont dix ans de nomination par décret. Le résultat est connu par tous, la haute administration algérienne s'était vidée de sa substance cérébrale par le départ de centaines de cadres supérieurs au seuil de leur quarantaine à peine, et au moment où ils pouvaient donner le meilleur d'eux-mêmes à leur patrie. Cette démarche dévastatrice de “l'intelligence nationale” allait se confirmer par la “mise en veilleuse” des grandes institutions de réflexion et de formation de l'encadrement de haut niveau. Toute production et reproduction de paramètres scientifiques quantitatifs et qualitatifs d'approche rationnelle des grandes préoccupations de la société relevaient presque du tabou. L'improvisation s'était alors installée comme mode de gestion, d'autant que la relève n'avait pas été assurée. Dans ce même contexte, les grandes écoles (ENA, Polytechnique, INA …) allaient à leur tour perdre de leur aura et accuser un déficit dans leur label. La crise économique et financière internationale, le retour au protectionnisme et à l'idée du patriotisme économique prônés par les Etats libéraux eux-mêmes semblent aujourd'hui avoir provoqué un déclic chez nos dirigeants qui affichent leur volonté de voir des pôles d'excellence dans le savoir et la connaissance scientifique et technique se créer ou se reconstituer. Pour leur part, les grandes entreprises publiques et privées nationales, les firmes et les banques étrangères activant en Algérie éprouvent le besoin objectif de recourir aux compétences locales les mieux formées pour leur fonctionnement. Des opérations de recrutement commencent à être initiées directement au niveau des grandes écoles. Le recrutement dans les grands groupes industriels se fait de plus en plus dans la transparence par voie de presse et sur concours. Il reste que face au déficit de l'offre dans des types d'emplois pointus et nécessitant des qualifications particulières, la cooptation est toujours de mise.