C'est toujours au début de l'hiver, quand souffle le “gharbi” et que jaunissent les feuillages, que la petite communauté de cigognes quitte le village pour foncer droit sur le grand Sud, Berriane de préférence ou Ghardaïa. Là où les dunes sont chaudes et le temps plus clément. La veille déjà, les plus vigoureuses d'entre elles planent pendant des heures au-dessus des nids pour annoncer le signal du grand départ. Et la migration réglée comme du papier à musique commencera invariablement le lendemain à l'aube. Et c'est toujours au début de l'été, quand le soleil cogne dur sur le m'zab que nos cigognes reviennent repeupler le hameau. En groupe ou une par une, selon les haltes et les terres gorgées d'eau disponibles sur leur parcours. La nôtre avait construit son nid, il y a quelques années, face à l'église sur le toit en tuiles rouges de madame Filbert dont la maison dominait l'avenue. Contrairement aux précédents saisons où il pouvait survoler tout le canton en quelques minutes, notre échassier donnait l'impression cette année d'avoir pris de l'âge, d'avoir vieilli. Il était fatigué et peut-être mal en point, on le voyait déployer ses ailes avec beaucoup de difficultés et il ne quittait son tas de brindilles que par nécessité absolue. On avait de la peine à le voir figé des heures durant dans la même station sans même claquer du bec. Tous les voisins qui habitaient haouch Belkheir près de la paroisse se rendaient compte, lorsqu'ils levaient les yeux, que leur cigogne n'en menait pas large. Mais que pouvaient-ils faire ? Pas grand-chose. Pour la sauver, il aurait fallu un vétérinaire et il y en n'avait pas et surtout des pompiers qui la redescendraient au bout de leur échelle, mais ils étaient trop occupés à éteindre les feux de récoltes et les incendies dans les granges. Et puis, un après-midi de grande chaleur, à l'heure de la sieste, quand rien ne bouge ni ne murmure au village, une jeune cigogne toute fraîche venue on ne sait d'où atterrit sans crier gare sur le nid de son aînée pour la chasser. La lutte est inégale, injuste. Les coups de bec succèdent aux coups de bec. Les ailes s'entremêlent et les plumes volent, et c'est la confusion. Face à une hogra aussi flagrante, les gamins du haouch n'auront d'autre choix que leur lance-pierres pour faire pencher la balance : certains viseront la tête de l'intruse, d'autres son cou et ses pattes. Elle repartira assommée par les tirs groupés d'une marmaille heureuse d'avoir été utile. À noter une autre victime par voie collatérale : madame Filbert à qui on aura brisé deux carreaux de cuisine. M. M.