Titulaire d'un mastère en philosophie et d'un autre en droit, Djohar Sidhoum-Rahal est aussi poète et présidente de l'Association identités et mémoires algériennes, basée à Paris. Lors d'un récent colloque, elle a présenté une communication sur Kateb Yacine et l'Afrique. Liberté : Lors du colloque consacré à Kateb Yacine, vous avez présenté une communication sur l'africanité de l'Algérie telle que vue par l'écrivain. L'Algérie serait plus enracinée en Afrique que dans le monde arabe. Comment l'écrivain présentait-il cette dimension de l'identité algérienne ? Djohar Sidhoum-Rahal : Je ne suis pas spécialiste de l'œuvre de Kateb Yacine, mais dans plusieurs entretiens il présente clairement l'appartenance à l'Afrique comme étant une clé de compréhension des identités algériennes. Je ne suis pas sûre, cependant, qu'il faille hiérarchiser les appartenances, Kateb était critique vis-à-vis de l'idéologie panarabiste, de l'usage politique fait de l'idée de nation arabe, mais je ne pense pas qu'il ait voulu “purifier” l'Algérie de sa participation à l'histoire arabo-musulmane sur le plan culturel, ce serait un contresens de le croire. Il réagit à la sur-représentation de l'arabité et à sa construction comme dogme identitaire officiel et artificiel. Il regrette que cette idée panarabiste, qui se décline toujours sur un mode exclusif, nous ait fait rater l'Afrique : les voisins immédiats, comme le Mali ou le Niger, suscitent peu d'intérêt alors que nous avons histoire et destin liés, ne serait-ce que par la force de la géographie. Et puis, il y a l'Afrique du Sud, dont le combat contre l'apartheid la rapproche de l'Algérie, d'après Kateb. Il évoque ainsi plusieurs pays africains comme ayant de nombreux points communs avec l'Algérie. Il y a donc des proximités avec des pays africains pris particulièrement, de par l'histoire de résistance au colonialisme, mais pas seulement, et en même temps un attachement fondamental à l'idée d'Afrique qui traverse son œuvre et ses entretiens, comme chez un autre auteur algérien dont il a salué l'œuvre, Frantz Fanon. Les suites du match de foot Algérie-Egypte donnent-elles un nouvel éclairage à cette approche ? C'est assez délicat d'en dire quelque chose de sérieux considérant l'opacité, habituelle au demeurant, qui a entouré les événements. Ce qui semble clair, c'est que l'idéal de la nation arabe au singulier, une et indivisible, paraît franchement compliqué à imposer aujourd'hui quand un match de foot donne lieu à de telles réactions. L'Egypte, fer de lance du panarabisme, est néanmoins aussi africaine que nous, donc si on le tirait de ce match, on pourrait assez facilement retourner l'argument en faveur de l'africanité en disant que ces affrontements prouvent qu'il n'y a pas d'identité africaine commune. On peut partager des choses et se déchirer, se blesser, l'idée de communauté, de nation n'implique pas nécessairement qu'il n'y ait pas d'affrontement en son sein. En voulant promouvoir cette dimension africaine, Kateb entrevoyait-il déjà les prémices de l'intégrisme ? Kateb Yacine a été très tôt très dur avec l'usage politique et politicien des référents religieux. Cet usage n'est pas l'apanage de ceux que l'on désigne comme intégristes, le régime n'a pas été en reste et il est clair que Kateb était critique sur ce point. C'est toujours tentant rétrospectivement de décerner des prix de visionnaires aux grands intellectuels mais c'est vrai qu'il me semble que chez Kateb, l'Afrique comme horizon peut être une troisième voie, justement entre l'Europe coloniale qu'il a combattue et le panarabisme qu'il percevait comme tout aussi aliénant. L'Afrique en ce sens n'a pas encore été prétexte pour nous traiter en subalternes ou nous demander de nous mutiler dans les différentes appartenances qui constituent notre identité. Vous percevez un paradoxe dans sa manière de définir l'africanité de l'Algérie. Quel est-il ? Lorsqu'on s'interroge sur notre identité algérienne, on reconnaît assez immédiatement, pour qui est un peu lucide et sincère, notre africanité. Une fois qu'on a dit cela on a dit beaucoup et pas grand- chose à la fois. Beaucoup, parce qu'il y a une volonté tellement forte de restreindre l'Afrique à une idée de continent noir, continent des Noirs, qu'en tant qu'Africains méditerranéens, bien souvent plus blancs que le reste de nos voisins du continent, on se trouve exclu de l'Afrique. Rappeler qu'on est Africain est déjà en soit un gros travail, et pour nous-mêmes, Africains méditerranéens, et pour les autres Africains, deux groupes qui ne font pas longtemps problème à l'admettre. C'est en réalité un gros travail surtout pour les étrangers au continent... dire en Asie ou en Europe qu'on est Africain quand on est blanc donne toujours lieu à une série d'étonnements croustillants. En ce sens Kateb, en définissant l'Algérie comme africaine a fait beaucoup. Mais dans le même moment il ne dit pas grand- chose en fait : on en reste à une question : bon d'accord, nous sommes Africains, mais cela veut dire quoi ? Et c'est dans la définition du contenu que le paradoxe intervient. On a tellement été formaté, par la colonisation principalement, mais pas exclusivement, à penser que les Africains “à proprement dit”, pour reprendre l'expression d'Hegel, sont les Africains “noirs au sud du Sahara”, qu'il y a comme un complexe, un déficit de légitimité, et on imagine une africanité pure, authentique, extérieure à l'Algérie, qu'on situerait par exemple dans la région des Grands lacs, et à l'aune de laquelle il faudrait mesurer notre africanité, et peut-être même l'améliorer. C'est exactement le raisonnement que tiennent beaucoup de jeunes Algériens, sincères et plein de bonne volonté, qui nous disent “regardez la musique gnawa, c'est la preuve que nous sommes Africains”. Mais l'andalou (ou le chaabi) est tout autant africain, toute musique algérienne est africaine, sauf à définir d'une façon essentialiste l'africanité, avec un cahier des charges (une certaine forme de percussion, par exemple, de rythme, de danse, pour être grossier...) et une grille sur laquelle on coche notre plus ou moins grande conformité à ce cliché. Et c'est un peu ce que fait Kateb dans certains entretiens, probablement parce qu'il veut démontrer qu'il a raison, il énonce une série de caractéristiques anthropologiques, mais c'est vite dangereux comme procédé, parce que ça vire à une normalisation, une essentialisation de l'identité même si j'imagine que ce n'était pas son intention. Mais il ne fait pas que cela, dans son oeuvre poétique notamment il y a de très belles choses, très libres, dans lesquelles il ne tombe pas dans ce piège, c'est justement la force du poète. Dans Peuple errant, il parle de la vieille Afrique sans en dresser les contours, établit un lien entre Madagascar et les massacres qui y ont eu lieu en 1947 par l'Etat français et nos propres expériences algériennes de résistance contre le colonialisme et de répression en retour. Ce texte est extrêmement puissant sur le plan poétique et en même temps politique, il offre une narration, un récit du passé, et des perspectives pour l'avenir, c'est pour moi là une source d'infinie richesse pour réfléchir et construire nos identités d'Algériens et d'Africains sans passer par des postures mimétiques d'une africanité pseudo authentique. Le Kateb des poèmes est donc beaucoup plus fertile pour penser nos identités que le Kateb des entretiens, c'est amusant de se dire que pour le coup la poésie l'emporte pour ce qui est du champ des possibles politiques. Spécialisée en droit et en philo, qu'est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à Kateb Yacine ? La qualité de son œuvre d'abord, c'est probablement l'un de nos plus grands auteurs. Et puis, c'est un homme qui avait une acuité rare, il a dit des choses remarquables sur la question linguistique. Non berbérophone, il a pris le parti de défendre les langues berbères, en plus de défendre la dardja. Il me semble que c'est parce qu'il avait saisi l'importance de s'entendre parler tel que nous sommes plutôt que de nous figer dans des langues protocolaires, que ce soit l'arabe standard (l'expression même est figeante, arabe standard pour identité standard) ou le français demeuré étranger lorsqu'on n'admet pas qu'il s'algérianise. Interdire les langues que le peuple maîtrise c'est interdire la parole au peuple. Et puis la figure des ancêtres qui traverse son œuvre m'a directement marquée : je suis née bien après l'Indépendance, mais je continue de porter les stigmates mémoriels de qui a été colonisé. Parmi eux, il y a cette impression d'une rupture dans la chaîne de la filiation, à un moment donné je ne sais plus qui sont mes ancêtres, il y a eu tellement de déplacements de populations, notre système social fondé sur les tribus a été tellement cassé que lorsque dans mon imaginaire je remonte la généalogie, à un moment, je bute forcément sur la perte de l'écriture, sur un état civil imposé par les Français et sur la difficulté, avec des archives aussi accidentées, d'écrire ma propre histoire, d'enraciner mon identité. La philosophie et le droit me permettent de développer des outils, comme une grammaire, pour analyser ma société, et en Algérie c'est assez dur de ne pas se poser de questions identitaires. En tant que jeune Algérienne, c'est le premier écrivain que j'ai lu dans lequel j'ai pu m'apaiser, me retrouver, parce qu'il assume la violence qui nous a été faite, il ne la nie pas, et en même temps il est fertile, il offre des perspectives et un amour infini. Il a des accents de Fanon, ça correspond probablement à une période mais pas seulement, d'autres de la même génération cultivent la schizophrénie et le complexe d'infériorité ou de supériorité. Pour moi, Fanon et Kateb sont les deux grands auteurs qui peuvent nous permettre de comprendre la violence imposée à nos ancêtres, leurs résistances, la blessure que l'on en porte encore et la réconciliation avec nous-mêmes, nos défaites et aussi nos victoires. Ce sont des auteurs, durs, violents, exigeants mais bienveillants et en tant que jeune Algérienne, j'ai besoin de la bienveillance de mes aînés, tout simplement.