Son prestige avait dépassé les frontières du monde arabe. Une ville américaine dans l'Etat de l'Iowa, El Kader, porte même son nom depuis 1846. Disciple du grand maître du soufisme Mahieddine Ibn Arabi, il fut aussi un redoutable guerrier, un homme d'Etat et un fin stratège. Pourtant, rien ne semblait destiner, ou presque, le fils de Mahieddine, un des plus prestigieux chefs de file de la puissante confrérie Qadiriya, à un destin des plus glorieux. Ayant reçu une solide éducation religieuse qui fit de lui un musulman convaincu et un théologien averti, le jeune Abd El Kader aurait pu se consacrer pleinement à sa vocation sacerdotale. Mais les dramatiques circonstances dans lesquelles était plongée l'Algérie, à l'instigation du général Bugeaud, allaient donner une dimension guerrière à une personnalité où l'âme poétique occupait une place de choix. En novembre 1832, rapporte Mohammed Chérif Sahli dans Abd El Kader chevalier de la foi, celui qui avait été proclamé “Emir des Arabes” pour diriger la lutte contre les Français tenta, en présence de nombreuses tribus rassemblées dans la plaine de Ghriss, “d'humaniser la guerre”. Il fit ainsi publier, dans tous les territoires où s'exerçait sa domination, un décret qui, il faut bien le dire, allait à la fois à l'encontre des mœurs de l'époque et de la haine que suscitaient chez les Algériens les exactions des envahisseurs. En rassemblant sous sa bannière des tribus diverses, des féodalités opposées par intérêt et par tempérament à tout pouvoir central, Abd El Kader essaie de jeter les bases d'une unité nouvelle. En ce sens, écrit René Galissot dans Abdelkader ou la nationalité algérienne, il apparaît tout autant comme le révélateur des énergies algériennes que comme le produit de cette Algérie qui s'ébauche. Pendant quinze ans, de 1832 à 1847, avec deux périodes de trêve armée, de février 1834 à avril 1835 (après le traité signé avec le général (Desmichels) et de mai 1837 à novembre 1839 (pendant la période d'application de l'accord signé par Bugeaud à la Tafna), Abd El Kader poursuivra la guerre. Son autorité s'étend alors sur les deux tiers du pays. “Tout au plus, admit-il, écrit Charles André Julien dans Histoire de l'Algérie contemporaine, l'occupation par les Français de zones littorales autour d'Alger, Bône et Oran, car il considérait que n'étant pas le sultan de la mer, sa véritable tâche consistait à unifier l'intérieur. Il se proposa, en effet, de fonder en Algérie, mis à part quelques présides, une nation arabe indépendante, de direction théocratique, dont la civilisation devait être préservée de la contagion européenne et chrétienne.” Dans Formation de la nation algérienne, Mahfoud Smati souligne que si l'Emir cherchait dans son programme de réformes économique, sociale, politique et culturelle un modèle qui s'inspirait de la civilisation islamique, il ne craignait pas pour autant d'entrer en contact avec le monde occidental. Tous les spécialistes du grand résistant algérien s'accordent à dire qu'il n'est pas seulement un chef de guerre. C'est un politique. Conscient de la nécessité de réaliser l'unité du pays et de le mettre à l'école du modernisme, il sait la supériorité technique des Français et il souhaiterait obtenir leur assistance pour réaliser dans la paix l'œuvre à peine entreprise de rénovation de l'Algérie. Dans une lettre adressée à la reine Amélie, épouse de Louis-Philippe, il déplore que la guerre se poursuive et exprime le vœu qu'un jour, à la place des soldats qui ravagent son pays, la France lui envoie des techniciens afin de l'aider à en faire une nation moderne. Personne ne répondra à cette lettre. Dans ce monde dur, tout cela n'est que rêveries pacifiques alors que le temps est aux sanglantes réalités de la guerre. A. M. [email protected]