Son prestige avait dépassé les frontières du monde arabe. Une ville dans l'Etat de l'Iowa, El-Kader porte même son nom depuis 1846 à l'initiative de citoyens américains. Disciple du grand maître du soufisme Mohieddine Ibn Arabi, il fut aussi un redoutable guerrier, un homme d'Etat et un fin stratège. Humaniste, le fils de Mahieddine l'était à coup sûr. Mais les dramatiques circonstances dans lesquelles était plongée l'Algérie, à l'instigation du général Bugeaud et de ses complices autant zélés que barbares comme Cavaignac, Saint-Arnaud, Pélissier ou Montagnac, pour ne citer que les plus horribles coupeurs de têtes, allaient donner une dimension guerrière à une personnalité où l'âme poétique occupait une place de choix. Les Algériens, eux aussi, coupaient des têtes dans des combats sans merci. Mais les appels à la modération et à l'unanimité, difficiles à faire entendre dans une telle guerre, ne venaient pas des grands dignitaires de l'état-major ou du gouvernement français, mais de leurs adversaires algériens et plus précisément de celui qui incarnera la résistance du pays, l'Emir Abd El-Kader. En novembre 1832, rapporte Mohammed Chérif Sahli dans Abd El-Kader chevalier de la foi, celui qui avait été proclamé “Emir des Arabes” pour diriger la lutte contre les Français tenta, en présence de nombreuses tribus rassemblées dans la plaine de Ghriss, “d'humaniser la guerre”. Il fit ainsi publier, dans tous les territoires où s'exerçait sa domination, un décret qui, il faut bien le dire, allait à la fois à l'encontre des mœurs de l'époque et de la haine que suscitaient chez les Algériens les exactions des envahisseurs. Une patrie “inachevée”… Abd El-Kader avait quelque raison de répondre à Léon Roches (un temps, son secrétaire avant de devenir le porte-parole de Bugeaud) qui l'engageait “au nom de la religion et de l'humanité” à déposer les armes : “Ma religion ? répond le fils de Mahieddine, je sais ce qu'elle m'ordonne et ce qu'elle me défend. Ce n'est pas un chrétien qui enseignera à un musulman le sens du Coran. Quant à l'humanité, tu feras bien de dire aux Français de suivre d'abord les conseils qu'ils me donnent. Qui, je te demande, transgresse le plus les lois de l'humanité, ceux dont les armées ont envahi le pays des Arabes qui ne les avaient offensés et apportent au milieu de leurs foyers la ruine et la désolation, ou celui qui combat pour repousser cette injuste agression et pour délivrer son pays du joug des conquérants ?” Rapportée par le général Paul Azan, dans son très discutable l'Emir Abd El-Kader (1808-1883). Du fanatisme musulman au patriotisme français (Hachette, Paris 1925), cette prise de position traduit, on ne peut mieux, la détermination d'un peuple qui, soucieux de se préserver, n'en découvre pas moins les méthodes de combat de ses ancêtres, contre les nouveaux conquérants se trouvant le plus souvent dans les pas des Romains dont l'historien Tacite écrivait qu'ils disent “avoir établi la paix là où ils ont fait un désert”. Mais la guerre, diront certains analystes, n'est pas seulement une affaire militaire. Le succès ou la défaite dépendent pour une large mesure de données politiques. D'un bout à l'autre de cette Algérie de 1830, les descendants de Jugurtha ont la même ardente volonté de rester libres et indépendants, d'en découdre avec un adversaire qui veut imposer sa loi, qui pille, brûle, massacre et insulte la foi musulmane. Tous les spécialistes de l'histoire contemporaine de l'Algérie reconnaissent, cependant, que pour aussi acharnée qu'elle soit, la résistance algérienne a, toutefois, de graves faiblesses : le morcellement du territoire, les oppositions entre tribus, une conscience nationale qui n'a pas encore atteint la pleine maturité ajoutent encore au retard économique et empêchent le rassemblement de toutes les forces du pays en une volonté unique. On lira avec intérêt dans la Guerre d'Algérie que tous les Turcs vaincus et leur régime s'effondrant, plusieurs centres de résistance se sont organisés, mais davantage par la volonté de s'opposer à l'étranger chrétien que par la claire conscience de défendre une “patrie” encore inachevée. Dans Sur l'approche des mouvements nationaux maghrébins en général et sur l'Algérie des années trente en particulier (revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, n°2, juin 1977, Alger), Jean-Claude Vatin suggère même que les “moudjahidine”, combattants de la foi et de la guerre sainte, ne sont pas encore les “patriotes” que d'autres deviendront plus tard au sens moderne du terme. Mais, déjà, “la motivation religieuse concourt à l'éclosion d'un sentiment de solidarité nationale et du patriotisme algérien”. “On part d'une confrérie religieuse et d'un combat religieux pour aboutir à un projet de centre à caractère national”, y souligne-t-il. En rassemblant sous sa bannière des tribus diverses, les féodalités opposées par intérêt et par tempérament à tout pouvoir central. Abd El-Kader essaie de jeter les bases d'une unité nouvelle. En ce sens, écrit René Galissot dans Abdelkader ou la nationalité algérienne : interprétation de la chute de la régence d'Alger des premières résistances à la conquête française (1830-1839), il apparaît tout autant comme le révélateur des énergies algériennes que comme le produit de cette Algérie qui s'ébauche. La longue marche Pendant quinze ans, de 1832 à 1847, avec deux périodes de trêve armée, de février 1834 à avril 1835 (après le traité signé avec le général (Desmichels) et de mai 1837 à novembre 1839 (pendant la période d'application de l'accord signé par Bugeaud à la Tafna), Abd El-Kader poursuivra la guerre. Son autorité s'étend alors sur les deux tiers du pays. “Tout au plus, admit-il, écrit Charles André Julien dans Histoire de l'Algérie contemporaine (édition PUF Paris 1964), l'occupation par les Français de zones littorales autour d'Alger, Bône et Oran, car il considérait que n'étant pas le sultan de la mer, sa véritable tâche consistait à unifier l'intérieur. Il se proposa, en effet, de fonder en Algérie, mis à part quelques présides, une nation arabe indépendante, de direction théocratique, dont la civilisation devait être préservée de la contagion européenne et chrétienne.” Dans Formation de la nation algérienne, un ouvrage d'un intérêt certain, Mahfoud Smati souligne que si l'Emir cherchait dans son programme de réformes économique, sociale, politique et culturelle un modèle qui s'inspirait de la civilisation islamique, il ne craignait pas pour autant d'entrer en contact avec le monde occidental. Tous les spécialistes du grand résistant algérien s'accordent à dire qu'il n'est pas seulement un chef de guerre. C'est un politique. Conscient de la nécessité de réaliser l'unité du pays et de le mettre à l'école du modernisme, il sait la supériorité technique des Français et il souhaiterait obtenir leur assistance pour réaliser dans la paix l'œuvre à peine entreprise de rénovation de l'Algérie. Dans une lettre adressée à la reine Amélie, épouse de Louis Philippe, il déplore que la guerre se poursuive et exprime le vœu qu'un jour, à la place des soldats qui ravagent son pays, la France lui envoie des techniciens afin de l'aider à en faire une nation moderne : “Au lieu de m'envoyer tes glorieux fils pour me combattre, ils ne viendront que pour m'aider à jeter dans mon pays les fondements d'une civilisation à laquelle tu auras aussi coopéré. Tu auras rempli le double but de tranquilliser ton cœur maternel et de rendre heureux tes sujets et les miens.” Personne ne répondra à cette lettre. Pour ce monde dur, tout cela n'est que rêveries pacifiques alors que le temps est aux sanglantes réalités de la guerre. A. M.