Mouloud Mammeri incarne la renaissance de la civilisation berbère dans ce qu'elle porte comme histoire, langue et culture. Au fil de ses travaux scientifiques sur la langue berbère, il a surtout accordé une importance exceptionnelle aux activités et aux vigueurs des mots qu'il considère comme l'architrave qui porte la langue berbère. Il annonce d'emblée que “si les mots n'étaient que ce qu'ils veulent dire, ce serait la fin de toute littérature, en particulier la fin des littératures orales où certains termes suggèrent plus qu'ils n'évoquent”. C'est une réalité implacable du trait de caractère de la culture berbère, en général, et de la culture berbère de Kabylie, en particulier. Il considère que les mots n'ont pas de “fin de mission” ni même de “fin de course”. Ils ne sont pas un renouvellement mais une continuité et un dynamisme. Ils vont même au-delà et par-delà l'érudition considérée par Mammeri comme objectif mais jamais totalement atteint. Il les présente comme soubassement de vitalité d'une civilisation sans les comparer aux fonctions des mots des langues à tradition scripturaire, dont le sens est dénoté et fixé (peut-être même figé) dans les dictionnaires et autres glossaires. Dans les cultures orales, disait Mammeri, le mot est rebelle aux définitions. Il est “ailé” et leur échappe comme pour repousser toujours un peu plus loin les limites du sens et partant celles de la langue elle-même. Ainsi, “awal” lui-même est de sens polysémique. Il signifie tout à la fois, et selon les contextes, mot, langage, parole, pensée, fermeté, engagement, confidence, honnêteté, etc. Par sa pluralité de sens, l'awal est donc l'assise de la communication et la communication est une fonction sociale par laquelle les intervenants se donnent un statut dans la société qui les reconnaît au titre de modérateurs, des “savants parler” dans l'univers social kabyle. Comme toute civilisation possède sa rampe de lancement, la civilisation berbère y est allée du verbe. Elle est naturellement et spontanément une civilisation du verbe mais un verbe réfléchi, essentiel et indispensable. Cependant, dans cette nouvelle ambiance linguistique universelle riche, mais tout aussi porteuse de risques, des voix (des langues) tendent à s'essouffler. La réflexion peine à suivre la dynamique des mots. L'accélération des événements fonctionne comme l'impitoyable action d'une centrifugeuse. La parabole et l'allégorie (dont le sens étourdit et déroute encore l'aventure scientiste) se réalisent de moins en moins. Le quotidien nous apporte chaque jour un peu plus la preuve que nous avons plutôt tendance à réciter des mots de la langue plutôt que de penser et de composer dans la langue où les mots sont une activité de la vie. Est-ce une mutation obligatoire de la langue berbère ou bien les conséquences d'une inattention ? Nous sommes à nous demander si, aujourd'hui, l'empressement à donner coûte que coûte des “gages” de modernité et d'universalisme n'a pas eu d'effet réducteur sur l'ensemble existentiel berbère. Mammeri n'a t-il pas noté lui-même dans Poèmes kabyles anciens ce terrible questionnement : “La société berbère : cette humanité provisoire ?” Ce provisoire, très risqué par ailleurs, donne le vertige. Mais est-il une fatalité ? Ou seulement l'amoussnaw a voulu attirer notre attention pour nous éveiller sur l'indispensable continuité à engager avec effort et intelligence pour espérer ainsi perpétuer notre existence dans ce monde dévorant d'idées ? C'est déjà une amère réalité très justement vérifiée sur bien des espaces par l'Unesco. Mieux vaut une vérité accablante qu'un mensonge flatteur. Alors, pour que les mots (au sens langue du terme) continuent de semer encore du sens…, “il faut happer les dernières voix avant que la mort ne les happe”, disait le visionnaire Mouloud Mammeri