Dans cet entretien, Sofiane Hadjadj revient sur la polémique de la caravane et insiste sur la complexité de l'œuvre d'Albert Camus, qui demeure à ce jour inconnue. Liberté : Que pensez-vous de cette pétition qui vise à interdire la venue de la Caravane Albert Camus en Algérie ? Et cette caravane, estimez-vous que c'est une bonne ou une mauvaise chose ? Sofiane Hadjadj : Je trouve que c'est un combat d'arrière-garde. Que signifie “lobby néocolonial” en 2010 ? Les initiateurs de cette pétition pensent-ils vraiment qu'il y a un grand complot derrière cette caravane ? C'en est presque risible… Cette caravane n'est ni une bonne ni une mauvaise chose. Et puis, on oublie que les gens, les lecteurs sont adultes et qu'ils savent faire la part des choses. C'est comme si on se substituait à eux ! S'ils veulent admirer Camus ou le rejeter, libre à chacun… Dire que “sur le plan esthétique, Albert Camus est un écrivain colonial” n'est pas en quelque sorte céder à la facilité ? N'y a-t-il pas par là une stigmatisation de l'écrivain ? C'est surtout nier la complexité des faits. Dire que Camus est un écrivain colonial c'est simplement un mensonge. Il n'a ni soutenu l'indépendance algérienne ni été du côté des ultras de l'Algérie française, qui d'ailleurs n'ont jamais pu le récupérer. Son œuvre, sa vie témoignent de l'ambiguïté et du paradoxe de sa situation. Elle devrait tout au moins nous intéresser pour ça à défaut d'y adhérer. Camus et l'Algérie. Parlons-en ! Je persiste, c'est un auteur et un personnage complexe. Il avait conscience que les choses n'allaient pas bien, mais il restait par bien des aspects otage de ses origines dont on oublie qu'il en était terriblement complexé, notamment par rapport à l'intelligentsia parisienne. Albert Camus ne serait-ce pas un débat franco-français ? En effet, ça l'est dans la médiatisation, mais c'est propre au fonctionnement de l'actualité culturelle française. Il y a des années Sartre, puis Camus, et on passe à autre chose… Mais ça devrait nous intéresser aussi. À nous d'interroger Camus sur ce qui nous concerne, à notre manière. La question n'est, au fond, pas de savoir si Camus est Algérien, mais de voir comment il s'inscrit par rapport à notre patrimoine littéraire. Soit on dit que tout ça c'est l'histoire de l'Algérie, y compris des auteurs qui écrivent en latin comme saint Augustin ou Apulée de Madaure, soit on en revient au fait qu'il y a les bons et les méchants ! L'histoire littéraire, ce n'est pas un western ! J'ai toujours été du côté de Kundera qui pense que “la littérature suspend le jugement moral” et qu'elle est du côté de la connaissance. On peut juger l'homme Camus, mais l'écrivain demeure riche de complexités. Du reste, comment comprendre sinon l'intérêt manifesté par tant de grands auteurs de Faulkner à Orhan Pamuk ? Simplement rappeler aussi que lors du dernier festival panafricain, André Brink, grand auteur sud-africain et militant anti-apartheid par ses œuvres et ses positions, lors de sa conférence à la Bibliothèque nationale, a exprimé son admiration profonde pour Camus qui est pour lui son auteur de chevet. Il inscrivait sa venue tout autant dans le sillage de la Révolution algérienne que dans celui de Camus. Dans un article écrit à la suite de ce voyage (publié dans le hors série de Télérama consacré à Camus), il dit son malaise devant la réaction algérienne à Camus. C'est assez troublant comme témoignage car, lui, voit en Camus un apôtre de la réconciliation conflictuelle, y compris en Afrique du Sud. Il finit en parlant de “Mandela le camusien” ! Alors je me pose la question : André Brink serait-il, lui aussi, un chantre du néo-colonialisme ?